Que d’encre aura fait couler la petite phrase d’Henri Collet qualifiant de « Groupe des six Français » nos jeunes compositeurs, en référence, comme en opposition, aux cinq Russes ! Depuis plus d’un an, le centenaire de l’événement – moment clé de la musique française – est célébré ici et là. Alors que les monographies se sont multipliées pour les plus exposés des six musiciens, aucune étude significative relative au groupe, de ses prémices à sa dilution progressive, n’avait été publiée avant que Paul Landormy y consacre pas moins de 120 pages dans « La musique française après Debussy » (NRF, 1943), puis que Paul Collaer (signalé pour sa correspondance) dans « La musique moderne », (Bruxelles, Elsevier, 1958), dédie un chapitre au groupe, centré tout particulièrement sur Milhaud. Jean Roy s’empare enfin du sujet, en 1962 (« Musique française », aux Nouvelles Editions Debresse), puis en 1994, dans une synthèse, publiée dans la collection « Solfèges » du Seuil, avec la riche iconographie propre à la série.
Sous le même titre, Pierre Brévignon nous propose aujourd’hui une approche sensiblement différente. Alors que Jean Roy consacrait à peine plus d’une quarantaine de pages au groupe (conclusion comprise), puis enchaînait les monographies relatives à chacun de ses membres, le second s’intéresse exclusivement essentiellement au groupe, et nous offre une relation détaillée des échanges complexes qui conduiront à sa gestation, à son éclosion puis à son crépuscule. Particulièrement bien documenté, son travail affine, complète et enrichit nos connaissances. Témoignages, mémoires, correspondances, éclairent chaque événement d’une lumière renouvelée, qui permet au lecteur de mieux se projeter dans le milieu si spécifique qui en fut le cadre ou l’acteur. La peinture de la vie parisienne, des rencontres désirées ou fortuites, minutieusement décrites en croisant les témoignages, en est savoureuse.
Le décor est planté autour de Cocteau, l’artiste protéiforme, animateur-agitateur-polémiste- propagandiste hors du commun, et c’est là sans doute la meilleure introduction, où prend place sa rencontre avec Satie, sous le patronage duquel se rangeront les Six. Le groupe se constitue, à partir de trois compositeurs déjà très liés, Auric, Tailleferre et Durey. Sa promotion tapageuse, organisée de façon efficace par « l’avisé manager » qu’était Cocteau, unira brièvement sept existences « pour accoucher d’une souris » (sic). La genèse de Parade, à laquelle participèrent Picasso, Apollinaire, Diaghilev, Bakst, Massine, le scandale de la création de 1917 sont relatés avec une fidélité rare. Suit une longue analyse détaillée du « Coq et l’Arlequin », et évidemment, du rôle de catalyseur ou de rabatteur que joua Cocteau dans la constitution du groupe. Les réunions hebdomadaires, le premier concert, tout est passé en revue, solidement documenté. La conquête de Paris s’effectue sous nos yeux, avec ses prises de guerre, ses salles, ses quartiers généraux. Les concerts, les œuvres font l’objet d’une attention particulière… A vrai dire, cette rencontre éphémère, tapageuse, de talents et de personnalités si diverses, aurait dû générer, ou favoriser l’éclosion de musiques destinées à la voix. « Les mariés de la Tour Eiffel », œuvre collective sur un texte de Cocteau (à laquelle ne participa pas Louis Durey), bien que destinée au TCE, avec les Ballets Suédois, ne faisait appel qu’à un récitant. Le bilan est maigre. Si individuellement chacun signera des mélodies, parfois des ouvrages lyriques remarquables, leur production collective nous laisse sur notre faim. Le dernier chapitre, relatif au crépuscule du groupe, n’est pas le moins passionnant, marqué tant par Le bœuf sur le toit, dont on découvre les avatars, que par ces Mariés de la Tour Eiffel, tout en scrutant les tentations, les influences que suscitèrent sur ses membres l’apparition du dodécaphonisme et du néo-classicisme. Le rôle de Jean Wiener, animateur du Gaya, avant-dernier quartier général du groupe, avant qu’il se transporte au Bœuf sur le toit, celui de Marcelle Meyer aussi, sont affinés (ils figurent sur le tableau de Jacques-Emile Blanche). La défection de Louis Durey amorcera ce « Crépuscule des Six » (titre de l’article de Collet), les polémiques suivantes signant l’arrêt de mort du groupe. L’amitié allait survivre, mais chacun trouverait sa voie, individuellement. L’école d’Arcueil, puis le groupe Jeune France allaient suivre, les nouvelles générations chassant les précédentes.
Signalons aussi, (p.171), la pertinente analyse du tableau (« Musiciens du Groupe des Six ») que Jacques-Emile Blanche exposa en 1923 au Grand-Palais, illustration de la couverture.
La narration est vivante, alerte. Cet ouvrage, le plus riche, le mieux documenté, sans jamais tomber dans une érudition ostentatoire, se lit comme un roman vrai, captivant. En annexe, aux deux articles d’Henri Collet (de janvier 1920), déjà reproduits par Jean Roy, Pierre Brévignon ajoute opportunément « le crépuscule des Six » (de janvier 1922), essentiel à la compréhension du délitement du groupe. Les orientations bibliographiques seront utiles à plus d’un lecteur, encore que la sélection laisse au bord du chemin quelques ouvrages qui nous paraissent importants. Par contre, la discographie est indigente, limitant à deux enregistrements l’œuvre individuelle de chacun des Six. Deux précieux index – des personnes et des œuvres – facilitent les recherches.
Une nouvelle référence, destinée à faire date.