« La vie n’est pas une promenade d’agrément » : ce vers de Pasternak surgit naturellement sous la plume de Julian Barnes racontant Dmitri Chostakovitch en un roman de 200 pages publié au Mercure de France. Né en Russie, en septembre 1906, mort en URSS 69 ans après, le compositeur de quinze symphonies, de plusieurs concertos, d’une musique de chambre abondante mais de seulement deux opéras achevés, dut collaborer avec le régime soviétique pour sauver sa peau.
Le drame de Chostakovitch fut que Staline aimait l’art lyrique ; le « petit père des peuples » ne manquait jamais, parait-il, une représentation de Boris Godounov au Bolchoï. Le Prince Igor et Sadko faisaient partie de ses œuvres fétiches.
En octobre 1930, l’année même de la création scénique de son premier opéra, Le Nez, Dmitri Chostakovitch entreprend de mettre en musique un livret du dramaturge Alexandre Preis – auquel il a lui-même collaboré –, d’après une nouvelle de Nikolaï Leskov, un écrivain russe, né et mort au 19e siècle. Son titre : Lady Macbeth du district de Mzeznsk. L’ouvrage, créé au à Leningrad le 22 janvier 1934, puis deux jours plus tard à Moscou est accueilli favorablement : 80 représentations à Leningrad, presque 100 à Moscou. Sa réputation franchit les frontières. Dès janvier 1935, il est représenté à Cleveland, puis New York, Philadelphie, Stockholm, Prague, Ljubljana, Londres, Zurich… Maxime Gorki et le pianiste Alexander Goldenweiser saluent un nouveau chef d’œuvre de l’art russe. Son succès grandissant attire l’attention de Staline qui s’invite au Bolchoi le 26 janvier 1936. Il quittera la salle avant la fin de la représentation, indigné. Deux jours plus tard, parait dans la Pravda un article anonyme intitulé « Du fatras en guise de musique » qui signe le point de départ d’une campagne de démolition. L’oeuvre disparaît de l’affiche pendant trois décennies, elle ne reparaîtra qu’en 1962 à Moscou dans une version édulcorée, sous le titre de Katerina Ismailova. Le compositeur se trouve du jour au lendemain condamné à devenir « un homme qui comme des centaines d’autres dans la ville attendait nuit après nuit qu’on vienne l’arrêter ». Il faudra une cinquième symphonie, présentée comme la « réponse d’un compositeur à de justes critiques » et utilisée par le régime comme un outil de propagande, pour que l’étau de la disgrâce desserre son étreinte.
Refuser la corruption morale ou sauver sa vie et celle de ses proches, son épouse – Nina Varzar – sa fille, Galina, née le 30 mai de cette même année 1936 : Chostakovitch avait-il le choix ? Bien qu’écrivant à la troisième personne du singulier, Julian Barnes se met à la place de l’homme, de l’époux, du père, du musicien déchiqueté d’angoisse, humilié, condamné à se cacher derrière le masque de compositeur officiel d’un régime haïssable. Comment se dire communiste ou de quelque extrême que ce soit, quand on lit avec horreur les exactions avérées de ceux qui, sous couvert de totalitarisme, ont censuré, torturé, exilé, tué, massacré et détruit ? Julian Barnes, lui, ne juge pas. Il raconte et il imagine sans que l’on puisse faire la part de la fable et de la vérité. Telle est la limite d’un exercice que l’on a parfois trouvé long. La vie de Dmitri Chostakovitch ne fut pas une promenade d’agrément. Ainsi relatée, contrairement à celle de Liszt par Zsolt Harsanyi, elle n’est pas forcément un roman.