Je crois que si quelqu’un se levait un matin, forcément du mauvais pied, et que l’envie lui prenait de trouver quelque chose à redire sur l’art de Christian Gerhaher, au bout du compte, il trouverait forcément. C’est la vie. Mais à l’écoute de ce disque, ce qui me frappe comme une curiosité à la fois saisissante et inédite, c’est l’absence manifeste de défaut. Certes, ce qui fait d’un chanteur un grand musicien, c’est sans doute la compilation de ses défauts et de ses qualités, les uns ne se départissant pas des autres.
Mahler, justement, par sa posture musicale et philologique, appelle les voix grumeleuses, les timbres abîmés, les âmes qui se cherchent. Tout chez lui se dissocie de l’angélique Gerhaher, de ses délicates postures de fridolin verni qui trouverait refuge dans les partitions du débonnaire Millöcker. Et pourtant, dans ces pages d’un romantisme échevelé, c’est avant tout l’ironie de Gerhaher qui fait mouche, cette sorte de malice pointue qui s’installe aux quatre coins des poèmes, comme s’il avait lui-même pour les effusions mahleriennes une pointe de tendresse amusée.
L’accuserait-on d’angélisme, de monotonie, de manquer de couleurs et d’aspérités que son Ich hab’ ein glühend Messer nous rappellerait immédiatement à l’ordre, martelant quel frénétique gueulard, quel diseur véhément, quel baryton ample il peut être, oubliant les socquettes blanches du bachelier allemand à la faveur des grosses laines du bucheron alpestre. Certes, de l’angélisme, il n’en manque pas et c’est Mahler qui le pousse, comme à plus de pathos, comme à plus d’abandon encore.
On a écrit dans toutes les langues quel grand accompagnateur Gerold Huber sait être. La nécessité de le répéter est évidente. Mahler a pour les pianistes d’infinies cruautés, ses réductions étant à peu près ce qu’il y a de plus mal fichu dans toute la littérature du lied. Huber s’en sort avec une élégance quasi viennoise et enjambe les difficultés avec la grâce lunaire de Monsieur Hulot. Son implication dans le drame est moins évidente, aux antipodes de l’histrion Julius Drake ; l’accompagnement est feutré et gracieux, il vient renforcer le sentiment de glaciation absolue qui parfois sort des cordes de Gerhaher. Pretez-y attention, quand ces deux là traitent de Mitternacht, c’est avec un peu de givre aux extrémités.
Hélène Mante