Il ne s’est rien passé en cinquante ans. Telle est la leçon qu’il faut apparemment tirer de l’écoute de Dead Man Walking, opéra américain créé en l’an 2000, mais dont la musique pourrait avoir été composée en 1950, voire plus tôt encore, tant elle est proche de ce qui se composait de moins aventureux dans les premières décennies du XXe siècle. Et l’on se dit alors que ce n’est pas simplement un océan qui sépare les Etats-Unis du vieux continent, mais un abîme intellectuel : ce premier opéra de Jake Heggie – qui en a depuis composé quatre autres, dont un Moby-Dick créé en 2010 avec Ben Heppner en capitaine Ahab – a été encensé par la critique et favorablement accueilli par le public. Evidemment, la musique est « confortable », pour les interprètes comme pour les auditeurs : jamais une dissonance, rien que du rassurant, et une orchestration sans inventivité aucune. Pour être d’arrière-garde, la musique de Jake Heggie n’en inclut pas moins de fort beaux passages, comme le duo « Forgiveness » réunissant Sister Helen et Sister Rose, ou la prière de l’héroïne, « Who will walk with me ? ». Et le livret n’a rien de tarabiscoté, ce qui est loin d’être un mal, avec des personnages « à l’ancienne », comme en offre le cinéma ; d’ailleurs, le livre de sœur Helen Prejean (1993) n’avait-il pas fait ses preuves au cinéma en 1995, grâce au film de Tim Robbins, avec Susan Sarandon et Sean Penn, intitulé La Dernière Marche en français ? Connu pour sa caricature de Maria Callas dans la pièce Masterclass (1995), Terrence McNally signe ici un livret doté d’une véritable force dramatique, mais non sans effets tire-larme et autres bondieuseries (McNally a néanmoins fait l’objet d’une fatwa émanant de chrétiens intégristes américains pour avoir présenté Jésus et ses apôtres comme un groupe de gays texans dans sa pièce Corpus Christi). Autrement dit, on est à cent lieues des contorsions souvent anti-théâtrales au possible dont nous gratifient trop des opéras aujourd’hui créés en Europe. Et le texte est ici constamment intelligible, sauf bien sûr lors des scènes incluant les hallucinations auditives de l’héroïne, obsédée par différentes voix contradictoires qui se superposent.
Chose rarissime dans le monde lyrique contemporain, Dead Man Walking s’est fort bien exporté, a connu sa première européenne en 2006 à Dresde, dans une production ensuite donnée à Vienne en 2007, et voilà qu’aux Etats-Unis, des chanteurs de renommée internationale en assurent la reprise ! Bien des compositeurs d’aujourd’hui rêveraient certes d’un tel succès. De sœur Helen Prejean, Jake Heggie a également mis en musique les textes réunis dans le cycle de mélodies The Deepest Desire : Four Meditations on Love, dont Joyce DiDonato a donné une fort belle version en 2005, dans un disque du même titre, où l’on trouve aussi des musiques de Bernstein et de Copland. Ce sont les retrouvailles de la mezzo avec un personnage qu’elle avait déjà chanté à New York qui justifient sans doute la commercialisation de cette deuxième intégrale de Dead Man Walking. Oui, deuxième, car en publiant cette version, Virgin se pose ici en concurrence directe avec un autre live, l’enregistrement de la création, distribué en 2001 par Erato, avec Susan Graham en Sister Helen et déjà Frederica Von Stade en Mrs Patrick De Rocher. Sur la créatrice du rôle, Joyce DiDonato présente l’avantage d’une diction plus incisive et d’un jeu plus immédiatement émouvant, moins retenu, mais avec des aigus parfois plus tendus. Avec son timbre riche et large, Measha Brueggergosman constitue une incontestable plus-value par rapport à la titulaire, plus anonyme, du rôle de Sister Rose dans la version Erato. Philip Cutlip est un baryton solide, mais la partition ne lui confie pas grand-chose de vocalement très intéressant à interpréter. Frederica Von Stade retrouve le personnage de la mère du meurtrier, qu’elle avait créé en 2000, où elle a plus à parler qu’à véritablement chanter. John Packard, créateur du rôle de Joseph De Rocher, revient dix ans après en père de l’une des victimes ; dans le rôle tout aussi épisodique de la mère de l’autre victime, Susanne Mentzer, dont on nous dit qu’elle a accepté cette silhouette « simplement parce qu’elle voulait faire partie de cette expérience ». Patrick Summers, qui a dirigé chacun des opéras de Jake Heggie, fait respirer une partition efficace à défaut d’être très personnelle. Peut-être un DVD nous aurait-il mieux convaincu de son potentiel, en filmant par exemple la production de Nigel Jamieson donnée à Sydney en 2007, ou celle de Nicolaus Lehnhoff pour le Semperoper.