Le Théâtre de la Renaissance porte bien mal son nom. Il fut inauguré en novembre 1838 avec la première de Ruy Blas. Mal géré, il fit faillite en mai 1840, soit 19 mois plus tard, en butte également aux intrigues et aux tracasseries administratives : à l’époque déjà, le monde du spectacle était « régulé », comme on dit aujourd’hui, pour protéger de la concurrence les monopoles de l’Opéra, de l’Opéra-comique et du Théatre français. Aux côtés d’ouvrages dramatiques, la Renaissance proposa une Lucie de Lammermoor, traduite en français de la version italienne originale, mais légèrement modifiée par Donizetti. Celui-ci entreprit également les répétitions d’un nouvel opéra, inédit cette fois : L’Ange de Nisida, lui-même inspiré d’une Adélaide inachevée (peut-être initiée pour le Théâtre Italien de Paris). La banqueroute empêcha la création de l’oeuvre, et le compositeur remit une troisième fois l’ouvrage sur le métier, avec succès cette fois, puisque La Favorite fut créée à l’Opéra de Paris le 2 décembre 1840. Pendant longtemps, on a imaginé que L’Ange de Nisida était une sorte de brouillon de La Favorite, mais il n’en est rien. Il aura fallu huit ans de travaux pour que Candida Mantica reconstruise la partition originale dans le cadre de son doctorat de musicologie à la Southampton University. Mantica retrouva 470 feuillets manuscrits, une bonne partie empilés à la Bibliothèque Nationale, dans le désordre. L’orchestration étant incomplète, la reconstitution a dû parfois s’inspirer de scènes équivalentes dans La Favorite. Deux versions manuscrites du livret doivent également se coordonner avec la partition de Donizetti dont les paroles diffèrent sur certains points, mais ont permis de retrouver le fil chronologique des scènes. Mantica estime ainsi avoir rétabli 97% de la musique originale (les récitatifs manquants ont été composés par Martin Fitzpatrick). La volonté de donner la totalité de la musique composée a conduit à des choix parfois extrêmes. Ainsi, la partition contient un cantabile pour le soprano, suivi d’un tempo di mezzo qui annonce une cabalette… qui n’a jamais existé. Il semble en effet (au vu des ratures) que Donizetti avait changé d’avis et envisageait de couper toute la scène, d’un intérêt dramatique limité. Pour cet enregistrement, Mantica a choisi d’adapter un passage de Maria di Rohan, afin de donner la totalité de la musique retrouvée, au prix d’une cabalette tirée d’un autre opéra.
Si l’on compare L’Ange de Nisida et La Favorite, le canevas dramatique est identique, mais moins subtil dans la première version. Comme Fernand et Léonor de La Favorite, Leone et Sylvia sont amoureux l’un de l’autre, mais cette liaison reste platonique car la jeune femme est la maîtresse du Roi (qui s’appelle Fernand dans cette version, pour compliquer les choses), ce que le jeune homme ignore. Une bulle papale menace le souverain qui entreprend de marier sa maîtresse à Leone pour lui assurer une respectabilité. Le jeune homme découvre trop tard son infortune, se fait moine et Sylvia, travestie en homme, vient mourir dans ses bras. Toutefois, dans cette première mouture, le roi ne sait rien de l’amour des deux jeunes gens et ne réagit donc pas par jalousie et vengeance. Contrairement à Léonor, Sylvia pense que Leone n’est qu’un opportuniste qui l’épouse pour son titre et sa fortune : elle n’essaie pas de le mettre au courant de sa situation et ne pense pas qu’il lui a pardonné. Au global, les personnages sont bien plus passifs que dans le second ouvrage. Enfin, L’Ange de Nisida offre un rôle bouffe à Don Gaspar, grand chambellan, arrangeur de mariages particulièrement mal avisé, paradoxalement le seul rôle de cette version à avoir une véritable personnalité. Musicalement, entre les deux ouvrages, peu de passages correspondent strictement (musique, texte et situation dramatique équivalents) : le duo des deux amants au premier acte (qui vient d’ailleurs d’Adelaide), les deux grands finales, une bonne partie du dernier acte, en particulier le dernier duo (avec une ambiance moins dramatique), des choeurs, des phrases introductives. A d’autres endroits, la même musique a une fonction théâtrale différente. A titre d’exemple, au premier acte, le choeur accompagne, sur une musique similaire, la scène de Don Gaspar (L’Ange de Nisida) ou celle d’Inès (La Favorite). Don Gaspar chante d’ailleurs un air bouffe qui sera réutilisé pour la cabalette de Don Pasquale. L’ntroduction identique du duo entre Sylvia/Léonor et le roi se poursuit par deux morceaux différents dans chacune des oeuvres. Enfin, il y a beaucoup de musique inédite. Tout le début du dernier acte semble nous conduire vers le célèbrissime « Ange si pur » (La Favorite), mais nous entendrons un air inconnu. Au global, les deux tiers de la musique diffèrent entre ces deux opéras, et si l’ouvrage n’égale sans doute pas La Favorite, il se hisse au niveau des meilleures compositions de Donizetti. Passionnant pour les familiers de l’oeuvre du compositeur, l’ouvrage est tout aussi agréable pour tout un chacun.
Avec ce rôle inédit, le jeune David Junghoon Kim, que nous déjà avions apprécié à la même époque dans l’opéra français, a pour lui un timbre chaleureux , un aigu sans effort et un français très correct. Le ténor coréen offre de vraies qualités de belcantiste, avec un beau legato, la maîtrise des jeux sur les différents registres mixte et de poitrine. On sera davantage réservée sur les qualités de Joyce El-Khoury, pourtant unaniment saluée par la critique à l’époque du concert. L’aigu est criard, l’émission très hétérogène, le vibrato parfois envahissant, l’agilité sujette à caution, le français perfectible. Sans doute s’agit-il d’une voix peu phonogénique : pour l’avoir entendue au concert, dans un autre programme, les défauts du soprano-vedette d’Opera Rara étaient moins notables. Comme le notait déjà notre confrère Christophe Rizoud à propos de l’intégrale de Poliuto, n’y aurait-il pas fausse donne ? Reste un timbre capiteux et un bel engagement interprétatif. Vito Priante est un Don Fernand d’Aragon impeccable, superbement chantant, vrai belcantiste et au français très correct (si l’on excepte un« Je le croyais saucisse » pour « Je le croyais aussi »). Voilà un chanteur que l’on aimerait entendre plus souvent sur les grandes scènes internationales, et dans des grands rôles dramatiques plutôt que bouffe comme c’est davantage le cas. Evgeny Stavinsky est un moine un peu clair, à la diction négligente. Nous avons gardé pour la fin l’excellent Don Gaspar de Laurent Naouri. Le public moderne est peu réceptif au genre semi seria : l’opéra doit être, soit drôle (très drôle, même, avec plein de gags annexes : l’idéal étant de ne plus entendre la musique), soit dramatique (et si possible, via la mise en scène, encore plus noir que ce que le livret prévoit). Mais l’entre-deux n’est guère goûté (La Sonnambula ou La Gazza ladra peinent à revenir durablement à l’affiche). Il faut donc beaucoup de talent au baryton français pour faire revivre ce rôle à mi-chemin entre l’opéra buffa italien et l’opérette d’Offenbach. Naouri exploite parfaitement des moyens qui n’ont rien d’exceptionnels grâce à une remarquable maîtrise technique. Une fois de plus, on saluera une superbe diction, et une vis comica parfaitement dosée, sans excès. A la tête d’un orchestre en grande forme et de choeurs excellents, Mark Elder offre une direction théâtrale, excitante, avec un tempo vif (si on excepte une légère baisse de tension à partir de moment où Leone apprend son infortune et jusqu’au second finale), parfaitement en place et lisible. Surtout, il évite de refaire un grand opéra dramatique, copie de La Favorite, en prenant en compte toutes les dimensions de l’oeuvre.