Depuis que les opéras de Georg Friedrich Haendel ont retrouvé la faveur du grand public, il s’est avéré fort tentant de mettre en scène certaines de ses meilleures partitions qui n’avaient initialement pas du tout été prévues pour cela. Claus Guth a proposé une magistrale vision du Messie (reprise à Nancy en 2009). A Zürich en 2003, Jürgen Flimm a fait subir un traitement peut-être moins convaincant au Trionfo del tempo e del disinganno. Certains ont même tenté d’ « opératiser » L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato, comme James Darrah à Hawaï en 2012 et Los Angeles en 2014. De cette dernière œuvre, il existe néanmoins une version scénique qui semble s’être imposée comme un « classique » depuis sa première en 1988, à Bruxelles, autrement dit, sous le mandat de Gérard Mortier, auquel Mark Morris rend hommage dans le livret d’accompagnement. A ceux qui auraient encore en tête l’équation Mortier = laideur, on ne saurait donc trop recommander le visionnage du présent DVD, tant il bat en brèche cette idée réductrice, et montre combien le défunt Flamand sut aussi promouvoir la beauté sur les scènes qu’il dirigea au cours de sa brillante carrière.
Sans jamais aller à l’encontre de la musique, mais en en épousant les rythmes, Mark Morris a réglé une chorégraphie qui, on sans doute, ne prétend pas illustrer le poème de Milton, mais qui ne néglige pas pour autant le sens du texte : un trio de danseuses occupe la scène lorsqu’il est question des trois Grâces, et l’évocation de la chasse donne lieu à un amusant tableau avec danseuses mimant les arbres, danseurs les chiens, tandis que d’autres font semblant de jouer du cor (dans le même goût, on a plus loin une scène champêtre où l’on devine un laboureur avec sa charrue !). On admire l’harmonie et la beauté des mouvements, la grâce de ces costumes aux couleurs franches, plus vives dans la deuxième partie, et ces grands ensembles où évoluent les douze danseurs et les douze danseuses, composant comme un tableau allégorique, une nouvelle ronde des heures, filmée sous des angles variés.
Le spectacle se divise en deux parties d’environ trois quarts d’heure chacune. Malgré la « Sélection d’airs et de récitatifs » annoncée, la partition est quasi intégrale et ne subit que des arrangements minimes : toute la première partie de l’œuvre est livrée telle quelle, les modifications n’intervenant qu’à la fin de la deuxième, où est injecté le duo « As steals the morn », seul extrait conservé de la troisième partie. Dans la mesure où le DVD s’adresse aux amateurs de ballet plus que d’opéra, on n’y trouvera pas certains « conforts » qu’aurait pu apprécier le mélomane, comme la possibilité de faire apparaître le texte chanté en sous-titrage. Jane Glover, qu’on a eu à plusieurs reprises l’occasion d’entendre en France, notamment à Bordeaux, dirige un orchestre moderne, mais auquel elle parvient à insuffler un dynamisme et une légèreté bienvenus. Le chœur du Teatro Real sait lui aussi fort bien tirer son épingle du jeu.
Evidemment, en un quart de siècle, le spectacle a vu se succéder les distributions vocales les plus variées (à noter qu’on n’aperçoit ici les chanteurs qu’au début de chaque partie, dans la pénombre de la fosse, avant que le rideau se lève). En 1988, à Bruxelles, c’était les artistes habitués à travailler avec Peter Sellars qui officiaient, le chef Craig Smith, dirigeant notamment Lorraine Hunt et James Maddalena. En 1991, lorsque le ballet fut présenté au Théâtre des Champs-Elysées, dirigé par Philippe Herreweghe, c’était Jennifer Smith, Howard Crook. Qui sont les baroqueux de 2015 ? Andrew Foster-Williams, vu à Paris dans The Fairy Queen venu de Glyndebourne, et tout à fait à sa place dans les airs truculents réservés à la basse, et le ténor James Gilchrist, toujours très apprécié dans Haendel, compositeur auquel le prédestine la couleur et l’aigilité de son timbre. Reste la question des deux dames mentionnées par la plaquette : oui, mais qui chante quoi ? La Sud-africaine Sarah-Jane Brandon, dont le répertoire va de Mozart à Desdémone, est indiquée avant la Britannique Elizabeth Watts, plus associée au XVIIIe siècle, mais c’est peut-être à cause de l’ordre alphabétique. Les deux voix sont belles, charnues, et l’une bénéficie peut-être d’une articulation un peu plus nette. Malgré tout, après une enquête poussée, il semble possible d’identifier la soprano qui chante le début de la deuxième partie : son grain de beauté sur la joue gauche montre qu’il s’agit d’Elizabeth Watts.