Tout compte fait, par rapport à son éminence dans le monde du chant français et international, le legs discographique de Régine Crespin paraîtrait presque dérisoire. Et si l’une des très grandes voix du XXe siècle fut si peu enregistrée, c’est parce qu’elle aurait justement été idéale dans un répertoire auquel on ne s’intéressait plus lorsqu’elle était à son zénith : il faut se pincer pour être sûr qu’on ne fait pas un mauvais rêve en découvrant qu’elle n’eut le droit de graver que des extraits des Troyens !
Une autre raison nous ferait croire que Crespin n’était pas enregistrable : face aux trésors d’onctuosité, d’égalité des registres, de diction qu’elle déployait, à qui pouvait-on l’associer ? A défaut d’avoir les plus grands, tous ses partenaires font figure de chanteurs de seconde zone, comme le souligne cruellement ce disque. Dans Fauré en 1956, Raoul Jobin fait de son mieux, mais Pénélope chante tellement mieux qu’Ulysse ! Dans La Valkyrie, Fritz Uhl qui lui donne la réplique montre que, dans les années 1960 déjà, ne se produisaient pas à Bayreuth que des ténors d’exception : les quelques répliques de Sigmund ne suscitent pas forcément le désir d’entendre davantage (Erik du Vaisseau fantôme et Loge furent ses seuls autres grands rôles sur la colline sacrée).
Enfin, dernière raison de se poser la question : dans les extraits d’enregistrements live, on se croirait parfois revenu à l’époque des premières cires, du temps où le moindre aigu poussé par un soprano saturait allègrement, comme si la voix immense de Régine Crespin débordait du cadre étroit des petits magnétophones pirates.
Heureusement, Régine Crespin était bel et bien enregistrable en studio, comme le prouve son disque de 1961, Régine Crespin chante l’opéra français, sous la direction de Jésus Etcheverry, jadis disponible chez Accord. Hormis l’air des Lettres de Werther et l’air des Bijoux de Faust, on en retrouve ici tout le programme. Et si, bien plutôt que ses légendaires Nuits d’été, c’était là son meilleur disque ? Raretés de Gounod et de Massenet, extraits de Sigurd et de La Juive, voilà dans quoi l’on rêverait d’entendre Crespin non pour un seul air, mais pour des intégrales. Hélas, l’heure de la réhabilitation n’avait pas encore sonné pour ces partitions qu’elle aurait pu défendre comme personne.
Le seul défaut du disque Malibran, finalement, c’est de ne pas nous donner à entendre d’inédits ou d’enregistrements tombés dans l’oubli. Tous les morceaux ici réunis proviennent d’intégrales déjà publiées par des firmes spécialisées dans la diffusion de captations en direct (Andromeda, Myto…). Le bouquet est magnifique, mais toutes les fleurs en sont déjà bien connues. Crespin était enregistrable, et le trop peu qu’elle enregistra est assez inestimable pour avoir été déjà diffusé.