En novembre 2004, à l’issue des représentations de Der Ring des Nibelungen à l’Opéra d’Adelaide, les ovations du public poursuivirent Lisa Gasteen en dehors du théâtre, jusque dans l’aéroport alors qu’elle tentait de regagner incognito sa ville natale. Le quotidien The Australian la sacra dans la foulée l’une des plus fameuses walkyries de sa génération. C’est dire, deux ans après, la curiosité gourmande qui accompagne l’enregistrement public de la première journée du cycle, celle justement qui fait la part belle à Brünnhilde, le personnage interprété par Lisa Gasteen.
Hélas, force est de constater une fois de plus le décalage entre la scène et le disque. Le son privé de l’image ne produit plus le même effet. Disparus l’engagement, le charisme, la magie qui apparemment enveloppait la cantatrice au point de faire prendre le boitement causé par une mauvaise chute pour un geste scénographique. Brünnhilde se dessine ici sans charme, lourde, massive, privée de féminité. La charpente, du grave au medium, demeure solide mais l’aigu vacille. On regrette alors l’absence de ces flêches dardées qui frappent en plein coeur ; non pas tant l’ « Hoïotoho ! » dont le contre-ut relève de l’anecdote – peu importe qu’il soit ici comme souvent lancé un peu trop bas – mais les traits sauvage du duo final, quand la vierge, à bout d’arguments, abat ses notes les plus hautes comme un joueur de poker son carré d’as. Lisa Gasteen se montre guerrière plutôt que femme, barbare finalement, à l’image du Wotan de John Bröcheler dont le chant fruste ne rend pas mieux justice au roi des dieux. Tel père, telle fille ; la silhouette semble là aussi monolithique, l’instrument également instable. Le baryton néerlandais pousse même le bouchon un peu plus loin en utilisant, pour tout effort de caractérisation, une espèce de Sprechgesang qui n’a pas grand chose à voir avec Wagner. Dans le même (mauvais) esprit, Elizabeth Campbell, affublée elle aussi d’un large vibrato, propose une Fricka conforme à la tradition, mégère aux traits ingrats que rien ne peut apprivoiser. On est loin de la séduction vénéneuse distillée par Mihoko Fujimura au Théâtre du Châtelet un an auparavant. Mais le Walhalla n’est pas seul en mauvais état. Sieglinde, rôle à l’exigence moindre – un soprano intensément lyrique suffit à l’habiter – succombe à son tour sous les coups de Deborah Riedel. La chair de la voix semble flasque et épaisse, dénuée de l’ardent frémissement qui nimbe le personnage.
Que reste-t-il alors pour éviter le naufrage ? Le principal d’abord dans un opéra wagnérien, à savoir l’orchestre dirigé par Asher Fish dans la droite ligne de Sir Georg Solti, sans introspection, épique et passionné avant tout, servi par des cuivres dont l’éclat éclaire sans aveugler, des cordes soyeuses qui tendent le récit sans le rompre, une meute de walkyries qui ne hurlent pas et mieux, chantent en mesure.
Le Siegmund de Stuart Skelton ensuite ; du héros, il possède le timbre particulier, cet alliage d’or fondu et de bronze, la clarté du ténor ombré de teintes barytonales, le souffle inépuisable – ah ! ces « wälse » qui n’en finissent pas – la vaillance et la jeunesse. Mais l’interprétation ne se satisfait pas d’hédonisme vocal ; elle sait aussi traduire le poids du sort qui s’acharne. Et plus encore qu’à la poésie du printemps, on s’abandonne au désespoir du duo du deuxième acte, l’annonce de la mort accueillie avec une douleur résignée que la noblesse de l’accent transcende.
Il est intéressant de constater comment alors le centre de gravité de l’oeuvre se déporte, le poids que prend soudain le premier acte au détriment du dernier, le transfert de la charge émotionnelle des adieux de Wotan vers l’ultime combat de son fils. Le héros amorce avant l’heure le crépuscule des dieux. Et si, à Adelaide, en 2004, le public avait pour Brunnhilde les yeux de Wotan, on a plutôt, en écoutant cet enregistrement, pour Siegmund les oreilles de Sieglinde.
Christophe RIZOUD