La reine de nos fantasmes
par Jean-Marcel Humbert
Ce Marc’Antonio e Cleopatra a été gravé peu après la parution du premier enregistrement intégral mondial de l’œuvre par l’Ars Lyrica de Houston (voir la recension de Laurent Bury). Cette nouvelle version propose une approche sensiblement différente. Tout d’abord, elle fait appel à des instruments anciens, et suit à la lettre les indications portées sur le manuscrit (seul connu conservé à la bibliothèque nationale d’Autriche à Vienne), où ne figurent que les parties de cordes et de basse continue, en accord avec les habitudes de jeu et la puissance sonore de l’époque.
La direction de Claudio Osele, nerveuse et bondissante, et ne laissant aucune place à l’ennui, paraît pourtant de ce fait un peu en retrait par rapport à celle de Matthew Dirst, beaucoup plus théâtrale, extravertie et lyrique, avec plus d’effets issus de l’ajout d’autres instruments et de fréquentes variations de tempi. Certainement la présente version est-elle plus proche des habitudes du temps et plus exacte historiquement, mais le résultat paraît plus plat à nos oreilles, avec moins de dynamique ; l’utilisation d’instruments anciens – pourtant d’une grande musicalité et parfaitement justes – en est certainement en grande partie responsable, et une certaine authenticité peut nous paraître aujourd’hui un peu fade, surtout à travers un enregistrement au son un peu sec.
Enfin, la conception narrative vocale est également quasiment opposée. Vivica Genaux est l’une des grandes interprètes actuelles du rôle de Marc Antoine. Son style est sobre (peut-être un peu trop retenu) et musical, la voix est ronde et la technique appropriée, là où d’autres multiplient à l’envi variations et appogiatures. Francesca Lombardi Amzzulli, qui assume le rôle de grande virtuosité vocale créé par Farinelli, nous propose une Cléopâtre à la voix dure, sorte d’insupportable pimbêche (est-ce voulu ?) aux stridences désagréables, et surtout, sous couvert d’animer le personnage, usant d’un style et d’intonations souvent vulgaires. On aurait donc envie de mêler les enregistrements, et d’écouter la Cléopâtre du premier (Ava Pine) avec le Marc Antoine du second (distribution justement réunie par René Jacobs pour deux concerts au théâtre de la Monnaie en 2003).
Derrière la belle image du boitier empruntée à l’affiche du film d’Enrico Guazzoni Marc’Antonio e Cleopatra (Italie, 1913) rappelant la fortune cinématographique précoce de la dernière reine d’Égypte, se cache un livret avec un texte de présentation en allemand et anglais, et le livret en allemand, italien et anglais. Mais pourquoi pas en français, alors qu’il reste une colonne vide à chaque page, occupée par un bouquet de lotus et de papyrus ?…
L’œuvre, très belle, mérite vraiment d’être découverte, et l’une des deux versions, dont aucune n’est définitive, se doit de figurer dans toute bonne sonothèque selon les préférences musicales de chacun. Mais attendons un éventuel troisième enregistrement avec le Concerto Köln sous la direction de René Jacobs, un autre des grands spécialistes de l’œuvre, qui – s’il est réalisé – pourrait bien départager les deux premiers.
Johann Adolf HASSE
Marc’Antonio e Cleopatra
Serenata à deux voix sur un livret de Francesco Ricciardi
créé dans un château des environs de Naples, 1725
Cleopatra
Francesca Lombardi Amzzulli
Marc’Antonio
Vivica Genaux
Le Musiche Nove
Direction musicale
Claudio Osele
Enregistré à la Villa San Fermo (Lonigo) du 30 novembre au 4 décembre 2011
2 CD Sony (Deutsche Harmonia Mundi) 88883721872