La dynamique politique audiovisuelle de l’opéra de Zürich n’est pas sans rappeler celle de Rolf Lieberman à Hambourg, dont vient de paraître en DVD l’essentiel d’une production devenue historique. C’est ainsi que nous disposons d’une nouvelle version des Nozze, douze ans après celle de Nikolaus Harnoncourt enregistrée dans le même théâtre. Une version de plus, était-ce vraiment nécessaire ? Le Nozze est l’un des opéras les plus souvent joués et filmés, et les versions « de référence » ne manquent pas, dans les genres les plus divers, de celles en costumes d’époque dont Strehler reste le tenant historique incontournable (1973-1980 et reprises ultérieures), à celle de Sellars transposée dans un chic loft new yorkais, en passant par Guth à Salzbourg et sans oublier les tripatouillages de Marthaler.
Dans cet opéra, les difficultés musicales et vocales ne sont pas majeures, et nombre de chanteurs peuvent donc aborder des rôles dont certains des titulaires du passé ont laissé des traces indélébiles dans la mémoire de ceux qui les ont vus : Stich Randal, Janovitch et Price en comtesse, Freni et Popp en Suzanne, Bacquier en comte, Van Dam en Figaro, Berganza et von Stade en Chérubin, etc. Vouloir effacer de tels souvenirs paraît bien vain, et avec raison peu s’y emploient. Reste donc à construire une production qui ait un sens, qui fasse ce que l’on pourrait appeler « un bon spectacle », où l’on prenne du plaisir, notamment, à découvrir grâce à une mise en situation nouvelle, des finesses qui vous avaient échappé jusqu’alors ou des facettes imprévues des personnages. La présente production est du nombre, et le pari est gagné dans la mesure où l’on prend intérêt à une action que l’on connaît par cœur, et même à des situations pourtant ressassées.
Ce DVD est une captation en public d’une production qui date du printemps 2007, et qui est toujours présentée en 2009 à l’opéra de Zürich. L’action a été transposée dans les années 30, exactement à l’époque (1939) de La Règle du jeu de Renoir, qui avait voulu faire « une description exacte des bourgeois de notre époque » ; le film ayant été mal reçu, il le présenta alors « comme un divertissement et non comme une critique sociale ». Nous sommes ici dans le même cas de figure, et le divertissement pur prend le pas sur le côté révolutionnaire. Certes, Le Nozze n’est pas Le Mariage, mais Strehler et Sellars réussissaient beaucoup mieux à mettre en valeur ce côté trouble et tragique de la lutte des classes. Car ici, les gags se multiplient autour de personnages à la libido exacerbée, d’un comte qui de plus ne pense (en dehors du reste) qu’à exploiter les tours de la boîte du « parfait petit magicien » qui vient de lui être offerte, d’une comtesse adonnée à l’alcoolisme mondain et au sexe, d’une Suzanne parfois dépassée par les événements et d’un Chérubin particulièrement obsédé (la scène où Suzanne et la comtesse le déguisent est particulièrement trouble). Mise en scène de Sven-Eric Bechtolf quelque peu outrée diront certains ? Peut-être, mais avouons qu’on y prend un certain plaisir.
L’interprétation est, comme toujours à Zürich, à la hauteur du chalenge. Si le Figaro d’Erwin Schrott est un peu trop germanique et fruste (et on lui reprochera surtout son constant retard sur l’orchestre), il n’en occupe pas moins la place avec brio, et la voix est intéressante. La Suzanne de Martina Janková est vive, à la fois espiègle et réfléchie, et possède (hormis de légers manques de graves) la voix parfaite du rôle. Le comte de Michael Volle n’est plus à présenter, qui focalise une bonne part de l’attention sur lui, et qui crée un véritable nouveau personnage, d’une voix parfaite. La comtesse de Malin Hartelius n’a peut-être pas tous les moyens vocaux de ses illustres devancières, mais elle réussit à rendre sympathique un personnage qui souvent n’inspire tout au plus que de la pitié. Quant au Chérubin de Judith Schmid, il expédie ses deux airs avec un art consommé, mais parfois au détriment de la justesse. Tous les rôles secondaires sont excellents, et l’on notera en particulier le maintien des airs de Marceline et de Basile au 4e acte, si souvent coupés. Et au total, on apprécie le travail de troupe qui fait tant défaut en France, et qui réussit ici une rare alchimie.
La direction d’orchestre de Franz Welser-Möst manque de légèreté et de précision, mais reste vivante et suit bien les chanteurs, après un démarrage un peu désordonné voire chaotique, tant au niveau de l’ouverture que des première scènes. Ah, n’est pas Solti qui veut, chez qui l’équilibre des pupitres, la précision, le rythme et la fluidité le disputaient aux nuances raffinées… Mais globalement, le résultat est plutôt intéressant. Les élégants décors et costumes années 30 contribuent grandement à rendre convaincant le parti pris de la production. En particulier, la grande salle de bal où se déroule toute l’action, avec sa petite scène surélevée, offre des possibilités infinies dont le metteur en scène joue sans en abuser.
La production vidéo de Felix Breisach (qui semble avoir l’exclusivité des captations de Zürich) est en tous points excellente, un modèle du genre dont bien des réalisateurs devraient s’inspirer. Les cadrages, les angles de prise de vue, les alternances de plans accompagnent très efficacement la mise en scène. De même, la qualité des éclairages, l’image à la fois claire et contrastée nous offrent un excellent rendu et apportent tout ce que l’on peut souhaiter de la traduction filmée d’une représentation scénique. En revanche, le livret d’accompagnement n’offre, en huit pages, qu’une page de texte et deux photos. Aucun bonus sur le DVD. Sous-titres en français, anglais, allemand, espagnol et italien.
En conclusion, entre la gaudriole, le sexe et le jeu, l’œuvre perd tout caractère tragique, et se situe plus du côté de Feydeau que de celui de Beaumarchais. Mais c’est du vrai théâtre, et l’on passe un très agréable moment en compagnie de l’excellente troupe de Zürich.
Jean-Marcel Humbert