Ainsi, l’automne nous apporte son Jaroussky nouveau, tout comme il dépose chaque année sur nos platines le récital de Jonas Kaufmann1, les roucoulades de Cecilia Bartoli2 ou, sur notre table de salon, le dernier Amélie Nothomb. Après dix ans d’une carrière fulgurante, le contre-ténor français est solidement installé dans le paysage lyrique. Sa renommée déborde même le cénacle des initiés. Un succès acquis scrupuleusement, sans jamais avoir cédé à la tentation d’un quelconque mercantilisme. Une carrière à son image : probe et sérieuse. Cette rigueur, qui n’est pas austérité mais exigence, préside aussi à la discographie de Philippe Jaroussky. Ses enregistrements ne se sont jamais contentés d’aligner des tubes destinés à attirer le chaland. Ils procèdent d’une démarche musicologique dont on suppose que le chanteur a pris l’exemple chez sa consœur, Cecilia Bartoli. Pour preuve, en 2008, l’art de Carestini ou, un an plus tard, celui de Johann Christian Bach, exposé l’un comme l’autre avec réflexion et conviction, documenté, légitimé.
Cette année, Philippe Jaroussky s’attaque avec le même sérieux à un autre oublié des encyclopédies de musique : Antonio Caldara. Compositeur prolixe dont pas une des trois mille œuvres n’a surmonté l’épreuve du temps. Sa migration de la Venise du settecento vers la Vienne des Habsbourg lui vaut d’être présenté comme un compositeur européen. C’est aller un peu vite en besogne. A ce compte, quel musicien n’est pas européen ? Disons qu’il parvint à fusionner mélodie italienne et science germanique pour le plus grand plaisir de ses contemporains.
Avec ce florilège d’airs d’opéras pour castrat composés par Caldara durant sa période viennoise, entre 1719 et 1736, on retrouve Philippe Jaroussky tel qu’on l’avait laissé un an auparavant auprès de Johann Christian Bach. Le timbre est reconnaissable dès la première note. C’est là la marque du succès, le gage d’une véritable personnalité musicale. Mais cette familiarité que l’on ressent à l’écoute d’une voix dont les charmes comme les artifices sont déjà connus n’est pas sans désagrément. En banalisant l’impression d’étrangeté, elle atténue précisément ce qui fascinait : l’incorporéité, l’angélisme qui rendait le contre-ténor semblable plus qu’aucun autre à ces castrats dont il veut restituer la splendeur. De fait, le chant devient plus palpable et on remarque, dans les airs rapides surtout, des aigreurs, des inégalités qu’hypnotisé par la singularité du timbre, on n’avait pas encore relevées. Les airs plus lents soulignent davantage la musicalité, le sens de la ligne, la manière délicate de dérouler la vocalise et de varier l’intensité du son. Cela nous vaut plusieurs moments de grâce. Par exemple, « Tutto fa nocchiero esperto » d’Ifigenia in Aulide où chant et violon se répondent puis se confondent ou, plus ravissant encore, « Troppo è insoffribile fiero martir » extrait de Lucio Papirio dittatore. Porté par un concerto Köln enamouré et la direction raffinée d’Emmanuelle Haïm, Philippe Jaroussky trouve là encore à nous enchanter. Preuve que nous ne sommes pas si blasés.
Il n’en demeure pas moins que, malgré une écoute répétée, les airs succèdent aux airs. Megacle, Timante, Sesto, tous confondus dans la même affliction ou le même courroux selon le tempo de l’aria : largo ou presto. Défaut de caractérisation ou défaut de composition ? Ni l’un, ni l’autre mais reflet d’une époque où la musique, sanglée dans le corset de l’opera seria, s’autorisait peu d’embardées. La limite aussi de l’exercice. Isoler ainsi des airs, c’est oublier que l’opéra est théâtre et que ce qui fait le prix d’une œuvre n’est pas seulement la beauté de certains passages mais la force dramatique qui résulte de leur organisation. Pour se convaincre du génie théatral de Caldara, mieux vaut pour le moment en rester à l’enregistrement de Maddalena ai piedi di Cristo par René Jacobs3. Lui, indispensable.
1 Jonas Kaufmann : Verismo arias (Decca)
2 Cecilia Bartoli : Sospiri (Decca)
3 Maddalena ai piedi di Cristo, Orchestra of the Schola Cantorum Basiliensis, René Jacobs, Harmonia Mundi