Quatre quarts de siècle, mais qui ne forment pas vraiment un siècle au total, puisqu’ils se répartissent sur un demi-millénaire. Et un cinquième quart en plus, mais traité en une dizaine de pages alors que les autres ont droit chacun à une cinquantaine de pages. Quel drôle de quatre-quarts Brigitte François-Sappey a eu l’idée de nous concocter ! Se pencher sur quatre (ou cinq) changements de siècle pour déterminer si les contemporains avaient eu conscience qu’une page se tournait, le projet était intéressant. Sur le plan historique ou musicologique, le découpage était assez naturel, pour certains de ces tournants en tous cas : 1600, révolution copernicienne et naissance de l’opéra ; 1789-1814, Révolution française et période napoléonienne ; 1913, naissance de la modernité avec Le Sacre du printemps… On arrive ainsi à cinq périodes « 89-14 », observées dans quatre pays principaux (Italie, Allemagne, France, Angleterre), sans oublier quelques autres à mesure qu’on se rapproche de notre temps. Il s’agit de décerner « la perception d’un seuil » chez les compositeurs, même si, comme le précise heureusement une note de page, « Il va sans dire que l’aiguillon de la nouveauté pique maints artistes au fil des siècles durant les soixante-quinze années des périodes 14-89 ! ». Cela ne va donc pas sans quelques frustrations, pour tous les compositeurs dont l’œuvre déborde les tranches ainsi découpées : Bach et Haendel s’arrêtent en 1714, la carrière de Rossini ne va pas plus loin que Tancredi, et il faut se contenter de Beethoven sans la Neuvième, de Boieldieu sans La Dame blanche ou de Ravel sans Boléro. Et si la sensation de renouveau est réelle pour trois des quatre principaux tournants, 1700 n’est marqué par aucune révolution.
Par ailleurs, l’ampleur du projet n’était-elle pas trop grande, même pour une chercheuse dont la réputation n’est plus à faire ? On a l’impression de lire deux livres successifs, car il faut attendre la troisième partie pour que la pâte commence à lever. Le romantisme et le post-romantisme inspirent nettement plus Brigitte François-Sappey que les périodes antérieures, où les données sont présentées sans le liant, le souffle qui arrivent dès qu’on aborde le trio Haydn-Mozart-Beethoven. La période 1789-1814 est l’occasion de belles formules, d’envolées qu’on cherche en vain dans les parties précédentes, même si l’auteur y révèle parfois ses enthousiasmes personnels (elle « aime singulièrement » la Passio Domini nostri Christi secundum Johannem d’Alessandro Scarlatti). Vu la profusion des références, il est difficile d’éviter les menues erreurs factuelles : à propos des Ballets Russes, Le Dieu bleu de Reynaldo Hahn est ainsi confondu avec Le Train bleu de Darius Milhaud, et le Merlin d’Albeniz n’a pas été créé « à Tassel Home », mais chez monsieur Tassel à Bruxelles. Plus étonnant, « Louis van Beethoven », francisation qui n’est plus guère dans l’usage, malgré les ancêtres brabançons de « Louis/Ludwig ».
Malgré tout, on retiendra de ce survol de cinq siècles un impressionnant défilé de génies, dont certains bien oubliés (à quand la résurrection de Jean-François Le Sueur et de ses « hiérodrames », Déborah ou Ruth et Booz ?), et même si l’on manque forcément encore de recul pour juger de la part du rétrospectif, de l’introspectif et du prospectif dans la période 1989-2014.