Dans la foulée de la sortie, il y a quelques mois, de leur recueil d’articles sur Grétry intitulé Grétry en société, chroniquée ici-même (1), les éditions Mardaga publient un nouvel opus sur la production du compositeur Grétry dans la même collection « Regards sur la musique », toujours sous la direction de Jean Duron, dans le cadre des publications du Centre de musique baroque de Versailles. Cette étude sur l’opéra L’Amant jaloux ou les Fausses apparences – récemment recréé en coproduction d’abord à l’Opéra royal de Versailles en novembre 2009 puis à l’Opéra Comique en mars 2010 (2) –, est tout simplement une somme.
La structure de l’ouvrage n’est pas sans rappeler celles des monographies de l’Avant-Scène Opéra, mais la maquette en est très différente. Il s’agit d’un fort volume qui se veut un livre et pas une revue. Signalons à cet égard l’un des points possiblement gênants de cette parution par ailleurs exemplaire : l’ouvrage est proposé en A5 légèrement agrandi et en format paysage. La mise en page qui en résulte peut passablement fatiguer l’œil. Si la largeur idéale d’une ligne embrassée d’un seul tenant par le regard est de 10 à 12 centimètres, on dépasse ici allègrement les 17 cm, ce qui oblige à lire le segment en deux parties et alourdit en la ralentissant la lecture. En revanche, ce format se révèle particulièrement attractif pour le livret et les exemples musicaux, clairs et didactiques. Par ailleurs, la présentation de l’ouvrage est élégante et abondamment illustrée.
Tous les articles sont très sérieusement conçus, avec un appareil de notes conséquent. Jean Duron présente l’opéra et en expose l’originalité, le contexte, lui donne sa place dans l’œuvre de Grétry et dans l’opéra français et européen. On suit les péripéties de la création et des représentations de l’œuvre au jour le jour (le librettiste envoie chercher Grétry et lui emprunte de l’argent pour se libérer de ses huissiers qui le bloquent chez lui le jour de la création…, p. 6), on découvre comment l’échec annoncé de l’œuvre se transforme en succès, p. 5), on apprend les raisons du changement de distribution (suite à une indisposition de Mlle Dugazon, p. 7) et l’on à l’impression de vivre le destin de l’œuvre au jour le jour dans les moindres détails (une liste donne par le menu les noms des courtes pièces qui étaient jouées en même temps que l’Amant jaloux, p. 9). On nous renseigne également sur les publications du livret ou sur la notion de thèmes-personnages qu’on découvre dans la musique. Pour Jean Duron, tous les compositeurs de l’époque – et Grétry ne se distingue en rien des autres selon lui – « cherchent à aérer la texture musicale, à centrer le discours musical, à l’ordonnancer, autour du thème personnage » (p. 25). Un même thème peut revêtir des affects très différents et évolue avec les personnages, servant l’action et la musique. Grétry, qui admirait Molière, porte une attention toute particulière au texte et « le temps musical dépend donc ici en grande partie du temps théâtral », p. 27. La ligne mélodique est en perpétuelle évolution et invention. Suivent des exemples démontant la structure interne notamment du finale de l’acte I très éclairants. Les difficultés du parler-chanter sont également passées en revue et toute la complexité de l’œuvre est mise en évidence.
Viennent enfin 29 annexes qui sont des chroniques d’époque et notamment des extraits du Mercure de France. La documentation rassemblée ici est impressionnante et utile.
On passe ensuite au commentaire littéraire et musical de l’œuvre présentée par Benjamin Pintiaux qui nous propose un synopsis suivi d’une étude fouillée à partir de l’intégralité du livret. L’analyse est fine et la présentation très claire et lisible.
Le travail de Dominique Lauvernier qui succède à l’analyse de l’œuvre est tout à fait passionnant, même s’il s’inscrit en porte-à-faux dans l’ouvrage. L’auteur, spécialiste du décor de théâtre à la fin du XVIIIe siècle, nous parle des décors des ouvrages de Grétry, s’appuyant sur une iconographie riche et abondante (même si on nous précise qu’il a fallu faire des choix et qu’il a rejeté certains exemples…). Or, il n’existe que peu d’éléments sur les décors de l’Amant jaloux et aucune iconographie correspondante trouvée à ce jour ! (p. 187) Il n’empêche que les esquisses, accessoires et éléments de décor subsistants des autres œuvres de Grétryet provenant de France et de Suède (l’auteur s’est limité dans son champ de recherche mais poursuit un travail de longue haleine sur la question) permettent de se faire une idée somme toute assez précise des décors de l’époque te de ceux des opéras de Grétry en particulier.
Jacqueline Waeber, quant à elle, s’interroge sur ce que Grétry doit à Rousseau et sur l’importance des différents types de récitatif de l’après Querelle des Bouffons. Elle s’attache surtout aux récitatifs obligés ou accompagnés, qu’elle estime fondamentaux dans l’art de Grétry. Or, l’Amant jaloux est une « comédie mêlée d’ariettes » et les récitatifs sont rares dans l’œuvre sauf par exemple dans le trio « Victime infortunée » (analysé p. 258-260) mais évoluent en arias. Si l’étude est intéressante, elle porte surtout sur d’autres opéras que celui qui nous intéresse ici.
La très courte étude de Pierre Frantz qui clôt ce bel ouvrage est une petite merveille de savoir-faire. Les situations, personnages et caractéristiques de l’œuvre sont passées en revue brièvement mais avec un esprit de synthèse particulièrement éclairant.
Si l’ouvrage contient quelques redites minimes et peu gênantes, l’ensemble est cohérent, riche et très plaisant à lire. Une belle réussite qui fait honneur à ce superbe opéra très injustement méconnu.
Catherine Jordy
(1) Cf notre critique
(2) Voir la critique de l’opéra « feux d’artifices amoureux »