Captée en octobre 2012, la deuxième journée de cette Tétralogie milanaise confiée au tandem Barenboim/Cassiers confirme les impressions laissées par La Walkyrie captée deux ans auparavant. Comme en 2010, Daniel Barenboim est à son affaire, ce qui n’est pas peu dire. Il joue en expert de la palette sonore d’un Orchestre de la Scala envoûté, discipliné comme rarement, qui témoigne de son allégeance de la plus belle des manières. Il suffit d’entendre (et de regarder : ils sont superbement captés) les préludes du I et du II pour s’en persuader. La virtuosité de l’écriture orchestrale de Siegfried trouve le chef tout aussi à son aise que les emportements romantiques de La Walkyrie. D’un bout à l’autre de la soirée, c’est un régal, la tension dramatique ne retombe jamais : les fluctuations de tempo sont pensées comme rarement (dans l’art de la conduite du discours musical, on songe plus d’une fois à Furtwängler). Rarement on aura vérifié de manière aussi éclatante combien tout, chez Wagner, procède de l’orchestre.
Côté distribution, les bonheurs sont plus variables. On regrette de devoir, une nouvelle fois, faire part de notre scepticisme devant le Siegfried de Lance Ryan, auquel on aura eu du mal échapper en ces temps de bicentenaire. C’est un héros poids plume. Le timbre nasal, les voyelles systématiquement ouvertes, le souffle court ne font pas illusion bien longtemps. On cherchera en vain cette juvénilité conquérante qui, au I, doit tout balayer sur son passage. Les coups de marteau à la forge sont désespérément pusillanimes : Siegfried n’est pas un orfèvre, ce n’est pas le fils caché de Pogner ! Certes, l’image parvient à masquer – en partie seulement – ce que le son seul révélait crûment et impitoyablement. Mais enfin cette prestance scénique ne rend pas sourd : il nous tarde d’entendre Kaufmann sauter le pas. Fort heureusement, on retrouve avec bonheur la Brünnhilde superlative de Nina Stemme, dont la voix, et c’est heureux, semble ne pas avoir souffert du long sommeil qui sépare le III de La Walkyrie du III de Siegfried. Son réveil est tout simplement sublime, mélange indicible de force et de fragilité, jusqu’à un « Ewig war ich » frémissant, d’anthologie.
On saluera également avec les deux Nibelungen des points forts de cette distribution : l’Alberich étonnamment bien chantant de Johannes Martin Kränzle, ainsi que le Mime savoureux de Peter Bronder, irrésistible et subtilement inquiétant, tous deux par ailleurs remarquables acteurs. Le Fafner d’Alexander Tsymbalyuk, au timbre de basse idéalement cuivré et au legato flatteur, parvient à convaincre lors de son duel avec Siegfried au II. L’Erda d’Anna Larsson, bien connue (récemment encore chez Christian Thielemann et Marek Janowski), commence à montrer des signes de fatigue : le timbre reste prenant, mais le vibrato commence à être fâcheusement perceptible. En Wanderer, Terje Stensvold est plutôt une bonne surprise : d’un point de vue strictement vocal, son âge (69 ans au moment de la représentation !) n’est quasiment pas perceptible. La voix est étonnamment saine sur toute la tessiture, c’est à peine si l’on remarque un léger défaut de projection ainsi qu’un voile sur le timbre. Certes, les nombreux gros plans exposent chez ce Wanderer « des ans l’irréparable outrage » : cela aurait pu poser problème dans La Walkyrie, dans Siegfried, c’est dramatiquement loin d’être un contresens.
La mise en scène de Guy Cassiers est toujours aussi sombre, et globalement plus épurée que dans La Walkyrie. Point de relecture radicale et dérangeante ici, mais plutôt une sorte de syncrétisme aimable, qui ne choquera pas grand monde, mais donne l’impression de ne pas très bien savoir où il va, à l’image des costumes, qui persistent à ne pas choisir entre tradition (peaux de bête, armure…) et modernité. On notera le recours encore plus systématique que dans La Walkyrie aux projections vidéo, dans l’ensemble plutôt réussies car efficacement génératrices de climats. Mais il ne saurait être question de se voiler la face : à la longue, il est difficile de voir dans ce recours à la technique autre chose qu’une confortable solution de facilité, destinée à palier l’absence de véritable réflexion dramatique. Il ne s’agit pas ici de dénigrer en tant que tel le recours à des moyens technologiques modernes dans les mises en scène d’opéra, mais simplement d’observer qu’il est autrement plus pertinent (et efficace) lorsqu’il est mis au service d’une réflexion dramatique préalable (cf. la mise en scène du Ring par Harry Kupfer, dans ses adaptations successives, mise en scène à laquelle a du reste été « emprunté » le damier de néons aux couleurs changeantes au I…).
Au final, on dresse le même constat que pour La Walkyrie : l’intérêt de ce DVD se situe d’abord et en priorité dans la prestation orchestrale. Dans Siegfried, c’est déjà beaucoup.