Dans la galerie des prises de rôle bavaroises de Jonas Kaufmann, voici désormais disponible en DVD la trace de son Alvaro, reflet de la saison 2013/2014 du Staastoper de Munich. Cette Force du Destin avait été retransmise à la télévision en décembre 2013, ce dont Forumopera s’était, à l’époque, fait l’écho. On se retrouvera sans difficulté dans le jugement émis, à cette occasion, par Laurent Bury : si l’on doit se procurer la captation vidéo de cette Force du Destin munichoise, c’est d’abord et surtout pour la griserie vocale qu’elle procure plus que pour assister à un authentique moment de théâtre verdien.
Car pour le beau chant, assurément, on ne lésine pas.
A tout seigneur tout honneur, Jonas Kaufmann comblera ses nombreux admirateurs dans son incarnation de l’Indien maudit. Son Alvaro, écrasé par le poids de son destin, jeté sur les routes d’une existence damnée que n’éclaire nulle lumière, marque les esprits par son chant mâle, à la virilité assumée mais jamais débraillée, ne franchissant jamais les frontières du bon goût par une extraversion de mauvais aloi. Tout est tenu, surveillé, les demi teintes sont dosées avec subtilité, le timbre d’airain et la puissance peu commune font le reste (« Al chiostro, all’eremo, ai santi altari » à la fin de la scène 9 de l’acte III est digne d’un Samson devant le Temple !). Rien à dire, la réputation n’est pas usurpée, et très vite on rend les armes, même si on doit avouer, sotto vocce, que par moments (au début surtout) le métal solaire d’un Corelli à Naples en 1958 nous manque un peu…
L’objet de ses désirs, Anja Harteros, campe une Leonora elle aussi vocalement superlative, offrant des moments ineffables de pure vocalité (le duo avec Guardiano au II). Seul l’acte IV la montre un peu moins à son avantage, avec un « Pace, pace mio Dio» qui trouve son timbre durci, et manque de ce fait de l’angélisme requis. Mais que de belles choses !
Chapeau bas aussi à Vitalij Kowaljow, superbe tant en Marquis de Calatrava qu’en Padre Guardiano ou son legato onctueux fait merveille. En Père Supérieur, il irradie d’une réconfortante bonté. Son compère en religion, Fra Melitone, est incarné par Renato Girolami, vocalement très salubre, qui parvient à éviter les excès de pitrerie et de cabotinerie auxquels le rôle donne parfois prétexte. Ses deux imprécations (à la fin du III et au début du IV) sont réellement chantées : bravo ! Il est simplement dommage que cet effort – louable – de sobriété ait pour effet d’occulter la dimension comique du personnage, pourtant indéniable.
Quant au Carlo de Ludovic Tezier, il tutoie les cîmes. Le meilleur baryton verdien du moment ? Même si l’on se méfie par principe de ces jugements catégoriques, comment ne pas souscrire à celui-ci ? Il a tout : le timbre, la technique, la projection, jusqu’au chant sul fiatto de la meilleure école. Ses duos avec Kaufmann (« Solenne in quest’ora » et « Sleale », heureusement préservé dans son intégralité au III, « Le minacce, i fieri accente » au IV) font partie des sommets incontestables de la représentation.
La Preziosella de Nadia Krasteva frappe par la richesse de son timbre, l’intelligence de sa gestion des registres, et son chant exempt de vulgarité. Sur ce dernier point, on lui reconnaîtra un certain mérite, la mise en scène la cantonnant dans un personnage de mère maquerelle new age assez peu valorisant.
La mise en scène justement… Signée Martin Kusej, elle peine à emporter l’adhésion. A sa décharge, on rappellera que l’oeuvre est, dans la production verdienne, une des plus difficiles à mettre en scène : un livret capillotracté au delà du raisonnable, et un contraste assumé entre scènes puissament dramatiques (la majorité) et scènes de genre ouvertement comiques. Nombre de metteurs en scène, y compris les plus grands, s’y sont cassé les dents. Le parti pris de Kusej accentue la face sombre de l’oeuvre, en y faisant évoluer des personnages accablés par le poids de leur destin, dans une approche finalement assez primaire de l’oeuvre. On cherche en vain les chemins de traverse ou les éclairages latéraux qui permettraient de regarder l’oeuvre sous un jour nouveau. Le commentaire étique qui figure au dos de la pochette (on cherchera en vain un propos plus développé dans le livret figurant à l’intérieur du coffret…) mentionne une lecture « post 11 septembre ». On cherche en vain les allusions idoines, même fugaces… Certaines idées sont esquissées (le poids de la religion, le renversement de perspective visuelle au début du II) sans jamais être menées à leur terme. Les décors, mêlant sans logique apparente le vintage seventies (le repas pendant l’ouverture) à un modernisme passe partout, n’aident pas le spectateur. Quant aux lumières, très crues, elles ne créent aucun mystère, et ne font que mettre en évidence le défaut de fixation de l’improbable tignasse qui accompagne Alvaro tout au long de la soirée. A la décharge des perruquiers et des maquilleurs du Staatsoper de Munich, il faut relever que la captation vidéo use et abuse des gros plans, ce qui, à la longue, finit par lasser à force de fragmentation en donnant l’impression d’une mise en scène conçue pour le DVD.
On terminera en signalant que la direction d’Asher Fisch semble surtout préoccupée de mettre en valeur les somptueuses individualités vocales, sans trop se soucier de cohérence dramatique (certaines pages pèchent par leur manque de nerf). Il dispose pour cela d’une phalange orchestrale particulièrement avenante et riche en qualités premières.
C’est donc d’abord et avant tout pour sa quinte flush vocale que l’on ira vers ce coffret : les stars sont au rendez vous, et c’est déjà immense. Pour le reste, et notamment pour le théâtre verdien, on repassera.