Dans un opéra, que pèse un personnage qui ne chante pas, et qui ne danse même pas ? Dont on parle beaucoup mais qui se montre à peine ? C’est sans doute à partir de cette interrogation que Dmitri Tcherniakov a construit sa mise en scène de La Fiancée du tsar. Ivan le Terrible y est surtout Ivan l’inaudible et le quasi invisible, puisque le tsar du titre n’a pas une note à émettre et ne fait qu’un rapide passage en scène à la fin de l’acte II. Dès lors, pourquoi ne pas imaginer que le monarque n’a pas d’existence réelle ? Pendant l’ouverture, on découvre l’invention d’un tsar virtuel, idée surgie dans le cerveau des modernes opritchniks qui contrôlent les médias. Pour mieux berner le bon peuple, ils décident de lui offrir un dirigeant idéal, incarnant les valeurs éternelles de la nation, et d’autant plus au-dessus de la mêlée qu’il n’aura aucune existence matérielle. Et pour qu’il déborde de son univers purement virtuel, il faut lui trouver une fiancée bien réelle, belle et vertueuse, que le peuple pourra adorer tout son saoul.
La transposition pourra évidemment irriter ceux qui rêvent de voir une version traditionnelle, avec isbas enneigées et boyards aux habits chamarrés. Et comme Tcherniakov est un malin, il feint d’abord de nous donner exactement cela ! Un peu comme dans son admirable Rousslan et Ludmilla (dont on apprend, ô joie, qu’il va enfin sortir en DVD, chez Bel Air également), les premiers instants du spectacle nous montrent des personnages en costumes historiques évoluant dans un décor 100% « Russie d’autrefois ». Mais on découvre vite que ce sont des figurants qui participent à un tournage dans un studio de la chaîne de télévision contrôlée par les opritchniks. Même si l’on n’est pas pleinement persuadé de la validité du concept, on sera convaincu par une direction d’acteurs qui – c’est tout le paradoxe – fait s’affronter des êtres humains de chair et de sang, aux émotions bien plus proches des nôtres, malgré une intrigue mélodramatique à l’extrême. Les tourments de Griaznoï et de Lioubacha auront rarement semblé aussi crédibles, mais la position d’Ivan Lykov, le fiancé de Marfa, devient très ambiguë, puisqu’il est d’emblée dans le secret du complot des opritchniks.
Cependant, on ne saurait trop inviter les tenants de la tradition à surmonter leurs réticences, tant la distribution réunie est admirable. D’abord, l’œuvre a été filmée non pas en Russie mais à Berlin, et il y a lieu de se réjouir qu’une maison d’opéra occidentale programme ce titre non à l’occasion du passage d’une tournée slave, mais bien dans sa propre saison, et avec les forces locales. Merci à Daniel Barenboïm de s’être plongé dans une partition magnifique (comme a récemment permis de le vérifier le concert donné à la Philharmonie de Paris), à la tête de la somptueuse Staatskapelle Berlin. Le personnage-clef de Griaznoï est également confié à un « non-slave » : Johannes Martin Kränzle, dont l’autorité vocale et le talent de comédien expliquent aisément qu’il puisse être l’un des meilleurs Beckmesser à l’heure actuelle. Dans le rôle assez peu exposé de Lykov, Pavel Černoch ne suscite aucune des réserves qu’ont pu provoquer ses prestations dans des partitions plus lourdes. Après avoir été la Maréchale de Karajan, Anna Tomowa-Sintow fait son grand retour en Sabourova, qui devient ici une cousine de Larina dans l’Onéguine monté par Tcherniakov : sans être la mezzo voulue par Rimski-Korsakov, elle livre un numéro parfaitement réussi. Anatoli Kotcherga n’a plus vingt ans, il est physiquement des plus crédibles en père de l’héroïne, mais la voix est loin d’avoir perdu sa puissance et son éclat. On connaît désormais les immenses dons d’Anita Rachvelichvili, confirmés une fois de plus dans ce spectacle qui lui permet d’en déployer les facettes davantage que dans Le Prince Igor réglé à New York par le même Tcherniakov. Enfin, il y a tout lieu de soupçonner que cette Fiancée du tsar a été mise au répertoire du Staatsoper pour servir d’écrin à Olga Peretyatko : on regrette en l’entendant qu’elle ne fréquente pas davantage le répertoire russe, car le rôle de Marfa lui convient à merveille, sa voix ayant à la fois l’agilité nécessaire et la consistance dramatique voulue. Incursion qui semble hélas devoir rester unique, car si la belle Olga fut Marfa à Milan en octobre 2014 (La Scala avait coproduit le spectacle), c’est Elena Tsallagova qui, lors de la reprise à Berlin en avril 2016, sera l’épouse vertueuse du tsar virtuel.