La discographie de la Dame de Pique est mince si on la compare à d’autres grands titres du répertoire : une fois écartés les enregistrements pirates à la disponibilité aléatoire en dehors de la Russie, il reste à peine une dizaine de versions, assez largement dominées par Seiji Ozawa (d’abord RCA, aujourd’hui Sony). C’est peu quand on songe à l’estime que Tchaikovsky portait à son œuvre, laquelle retrouve toute la force lyrique d’Eugène Onéguine, en lui ajoutant les sortilèges d’une orchestration plus riche. C’est dire si la Dame de Pique est un « opéra de chef » qui réclame avant tout une baguette de premier plan, capable d’en transmettre l’émotion tout en faisant miroiter devant l’auditeur les entrelacs instrumentaux d’une subtilité rare à l’opéra. Vladimir Jurowski a une idée claire de l’œuvre : un drame qui file à toute allure vers sa conclusion finale, des personnages écrasés par la fatalité, pas d’alanguissements inutiles ni de complaisance. Sa baguette impérieuse fouette l’orchestre et les chanteurs, l’émotion naissant du respect rigoureux de la partition, et non des libertés prises par le chef, ce qui est souvent le cas avec la musique de Tchaikovsky. Signe indubitable que l’on a affaire à un grand chef d’opéra, et pas seulement à un symphoniste qui est prêt à tout écraser sur le passage de sa lave orchestrale : le silence qu’il impose à sa phalange à certains moments-clés du drame. Le « Ya vas lyubyu » du Prince Yeletski au II, ou le quintette du I, où les instruments se font tout petits, pour laisser les voix déployer tantôt leur splendeur tantôt leurs angoisses. Du tout grand art, qui confirme que Jurowski appartient au carré de tête des jeunes baguettes actuelles.
Le Russe ne se contente pas de gérer les prestigieuses phalanges qu’il dirige. Il fait mieux : il les transforme. Ainsi de l’orchestre philharmonique d’Israël, connu pour le moelleux de sa sonorité héritée d’une longue tradition d’Europe centrale. S’il conserve le fondu et la virtuosité des cordes, le jeune maestro exige des bois une transparence inédite, solaire, et fait sonner les cuivres avec une clarté digne des ensembles d’instruments anciens. Et la façon dont les timbales se détachent de l’ensemble, dans un orchestre qui a pour habitude de cultiver le fondu sonore, montre les heures de travail passées par le maestro pour obtenir le ton qu’il estime juste dans l’œuvre. L’orage du I est le parfait exemple : des fusées de cordes, avec un legato irréprochable, des bois qui pépillent jusqu’à l’affolement, des cuivres qui grondent sans écraser et un percussionniste qui mène les choses avec enthousiasme. On en sort tout ébouriffé !
L’équipe de chanteurs réunis à Tel Aviv pour ce « live » en concert n’est pas la meilleure qu’on puisse rêver sur le papier. Ozawa ou Rostropovitch pouvaient compter sur de plus grands noms. Mais portés par l’énergie du chef, ils se jettent dans le drame avec une sincérité qui fait mouche. Ainsi d’Oleg Kulko, Herman tellement engagé que ses premières lignes font peur, et qui n’évite pas toujours les dérapages de justesse. Mais le matériau vocal est là, en abondance, et la conviction finit par emporter l’adhésion, malgré les accrocs. Ainsi du Yeletsky d’Albert Schagidullin, prince ivre d’amour qui fendrait le cœur d’une pierre, et du Tomsky de Sergei Leiferkus, seul élément vraiment célèbre de la distribution. Si les années ont passé depuis l’enregistrement avec Ozawa (21 ans !), si la voix n’a plus exactement le charme vénéneux qui en faisait le prix, l’art du diseur et la présence dramatique sont intacts. On trouvera plus de classicisme chez Karina Flores, dont la Lisa est chantée avec beaucoup de distinction, et qui sait ménager sa voix au long du concert pour arriver en pleine forme au III : les aigus tenus à découvert dans son grand air sont assumés crânement, et le vibrato reste sous contrôle. Belle Pauline un peu anonyme de Ekaterina Semenchuk. Le seul vrai point faible du plateau, mais il est de taille compte tenu du rôle central que lui confie Tchaikovsky dans l’intrigue, est la Comtesse de Nina Romanova. On trouvera quantité d’arguments dans la partition et dans la correspondance du compositeur pour défendre l’idée d’une Comtesse usée, et amère, tenant davantage de la sorcière que de l’aristocrate. Ce que l’on entend ici en termes de raucité et d’écarts de justesse dépasse cependant les bornes, et Nina Romanova semble confondre Tchaikovsky et Berg. Elle est le seul vrai maillon faible de la distribution dans un enregistrement qui, s’il ne détrône pas ses grands devanciers, prend une place honorable et surtout diablement originale dans la discographie de l’œuvre.