Que peut-on attendre d’un disque discrètement intitulé Schubert – Ellington ? Une opération de rapprochement, bien sûr, déjà assez inattendue en ce qu’elle juxtapose deux compositeurs que presque tout oppose. On croit donc découvrir un disque dont le programme sera divisé à parts égales entre des lieder du tout début du XIXe siècle et des songs du milieu du XXe, entre le classique et le jazz. Or, pas du tout. Loin de séparer les deux compositeurs, le tiret les unit bien plus profondément qu’on ne l’aurait soupçonné, puisque le CD immortalise des improvisations mêlant Schubert et Ellington, comme l’illustre clairement la première plage. On y entend d’abord « La Truite » avec accompagnement jazzy, la ligne vocale étant elle-même modifiée par endroits, puis vient « Caravan » de Duke Ellington, après quoi les deux œuvres se rencontrent, s’entremêlent et ne forment plus qu’un. C’est peut-être aussi le moment le plus radical du disque. Deux autres lieder de Schubert sont présents, ainsi que l’un de ses Impromptus, mais aucun d’eux ne subit le même traitement de choc. Sous le titre « Vers Gretchen » et « Vers Auf dem Wasser », ce sont encore des improvisations qui nous sont proposées, sans télescopage frontal avec un standard de jazz. De Duke Ellington, on trouvera ici « Take a Train », « It Dont’ Mean a Thing » et « Solitude ». Et il y a plusieurs autres compositeurs au rendez-vous, même si leur nom n’est pas mis en avant : Chostakovitch, Dusapin, et Dimitri Tiomkin, qui composa « Wild is the Wind » pour un film sorti en 1957. Des esthétiques très contrastées, donc, qui repoussent jusqu’à notre époque le cadre temporel des morceaux. Dans le discours sinueux de Canto, sur un texte du poète Giacomo Leopardi, on reconnaît bien l’esthétique de Pascal Dusapin ; la romance de Chostakovitch. Les chanteurs les plus divers ont su au fil des années s’approprier « Wild is the Wind ».
Schubert – Ellington réunit quatre interprètes, les uns venus du classique (la soprano et le violoncelle), les autres venus du jazz (la clarinette et le piano). La plupart des arrangements et improvisations sont le fait de Guillaume de Chassy, le pianiste, mais certaines pièces affichent la responsabilité collective des quatre membres du groupe. Tout juste trois quarts d’heure de musique : la limite de l’exercice serait-elle atteinte ? Les morceaux s’enchaînent sans véritable sollicitation de continuité, avec parfois une « Réminiscence » au piano qui fait le pont d’une pièce à l’autre, les applaudissements conservés à la fin montrant bien qu’il s’agissait d’un concert public.
Evidemment, pour le lecteur de Forum Opéra, l’intérêt principal de ce disque sera la prestation de Karen Vourc’h. Après des débuts fracassants, marqués notamment par sa Mélisande à l’Opéra-Comique en 2010, et un disque Grieg-Sibelius-Debussy sorti la même année, la soprano française s’est peu à peu faite plus rare sur les scènes lyriques. Plus précisément, son répertoire s’est très nettement centré sur le XXe siècle et sur la création. Après le Christophe Colomb de Félicien David en 2014, Karen Vourc’h s’est pour ainsi dire spécialisée dans la musique contemporaine. On ne s’étonnera donc pas outre mesure de l’entendre au cœur de ce programme hors-norme, qui ne relève pas du simple cross-over, mais s’aventure dans des terrains plus audacieux.
De ce fait, la voix que l’on entend ici n’est pas vraiment celle d’une chanteuse d’opéra, et la soprano y révèle un style bien différent. Le jazz et la chanson n’ont pas du tout les mêmes exigences que Mozart et Verdi, que Karen Vourc’h chantait encore il y a quelques années. C’est dans « Gretchen am Spinrade » et « Auf dem Wasser zu singen », dont la ligne vocale n’a guète été bousculée, que l’on peut le mieux juger les qualités de la soprano. Même si l’on entend plus souvent « Marguerite au rouet » par des mezzos et que la légèreté de la voix surprend au départ, force est de dire ici que la justesse de certaines notes ne paraît pas très assurée et que les aigus sont un peu trop bas. Ce sont évidemment les aléas du direct, et comme l’ont expliqué les habitués de l’improvisation aux interprètes classiques, on ne refait pas une improvisation.