Pourquoi faut-il que ce qui ne se range pas dans des cases nous dérange ? Ainsi, la musique de Kurt Weill, marquée du sceau grinçant d’un siècle dévasté par les guerres et le totalitarisme, attend encore une reconnaissance qui tarde à venir. Il a fallu plus d’un demi-siècle pour que Street Scene, son chef d’œuvre américain soit représenté à Paris, dans des conditions impropres à sortir de l’ombre un ouvrage proche de La Bohème par bien des aspects. Il y a référence moins flatteuse. Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny est retourné au purgatoire après avoir entrevu le paradis à la Bastille en 1995 dirigé par Jeffrey Tate dans une mise en scène de Graham Vick. Si l’ouvrage fait clairement référence à Wagner, on avait alors compris à travers une partition complexe pourquoi Weill disait vouloir être le « Verdi du pauvre ». Il y a derrière l’habile faiseur de songs entêtantes un souffle théâtral propre aux grands compositeurs lyriques. Savante et populaire, sa musique est aussi inconfortablement assise entre cabaret et opéra, entre l’Allemagne où il naquit en 1900 et les Etats-Unis qu’il rallia en 1933 pour échapper à la barbarie nazie.
L’équilibre étant chimère, de quel côté la faire pencher ? La traiter avec trop de sérieux revient à l’asphyxier mais trop de légèreté lui est également préjudiciable Telle n’est pas la préoccupation de ce nouvel enregistrement. En proposant un portrait du compositeur de 1928 – année de la création triomphale de L’Opéra de quat’sous au Theater am Schiffbauerdamm – à 1950 – la fin de sa vie –, Torsten Mossberg aurait pu vouloir offrir un aperçu des multiples facettes d’un musicien méconnu. Il n’en est rien. Réalisé avec ce qui semble être les moyens du bord, ce physicien suédois spécialisé dans l’anesthésie et les soins intensifs n’essaie pas d’outrepasser les limites qu’il s’est lui-même fixées. Dans des versions réorchestrées à la baisse pour un, deux pianos ou formation de chambre, épaulé lorsque les partitions l’imposent – à de rares occasions, quatre numéros sur vingt-six – par une soprano (Kia Nyberg) et un alto (Karin Hultenberger), le chanteur promène sa voix cassée de chansons en chansons, à la manière d’une Lotte Lenya en pantalon.
A quelques exceptions près – « Lonely house » extrait de Street Scene qui voudrait un vrai ténor lyrique – la plupart des titres enregistrés ici furent d’ailleurs écrits par Weill à l’intention de celle qu’il épousa deux fois et dont l’hédonisme vocal n’était pas la qualité première. Que l’interprétation soit cabossée n’a donc rien d’inconvenant. Mais cette récupération par un artiste masculin d’un répertoire féminin n’est pas la moindre bizarrerie d’un double album, inclassable, entre années folles, variété, jazz et folk. Déroutant peut-être parce qu’impossible à cataloguer à l’image du compositeur auquel il rend hommage.