Il en est encore pour porter sur Hermann Prey un jugement un peu dédaigneux. En cause, un timbre d’une facilité insolente mais d’une couleur un peu uniforme ; un art de l’interprétation instinctif, moins riche de facettes que celui de Fischer-Dieskau ; ou encore une germanité constamment palpable, à la fois dans son italien râpeux et dans son répertoire plus d’une fois « völkisch ».
Le grand mérite de la collection ICON est de rendre disponible à bas prix en un seul coffret des enregistrements qu’on mettrait longtemps à collecter. Le panorama ici est convaincant : Schubert avec Moore (1960), le Winterreise et les Schumann gravés avec Engel (1961-1962), les très difficilement trouvables Liszt avec Weissenberg (1977), mais aussi des Mozart et Rossini en allemand qui n’avaient guère franchi nos frontières (sans parler des Gounod et Bizet teutons, carrément interdits de séjour), et toutes sortes d’extraits d’opérettes allemandes (Strauss, Kreutzer, Millöcker, Nessler…) qui firent longtemps le succès de Prey outre-Rhin et qui nous arrivent frais comme l’œil. Naturellement, bien des manques persistent et l’on ne trouvera pas ici les Mahler et les Wolf en lesquels Prey se démarque le plus nettement de toute interprétation littéraire, au profit d’un sens étonnant de l’inflexion juste, du mot à fleur de lèvres.
Osons dire que ce qui, dans ce beau coffret, nous est le plus irremplaçable, le plus cher, ce sont les pépites de l’opérette allemande recueillies dans le neuvième et dixième disque. Dans les pages de Kreutzer (« Das Nachtlager in Granada ») comme de Lortzing (ah, ce « Verraten » !), ou Johann Strauss II, on trouve un timbre idéalement adéquat à cette musique de caractère, une incarnation mûre, pleine, intense – et une légèreté de touche que personne n’a su imprimer à ces pages. C’est une sorte de Richard Tauber baryton qu’on y entend, avec cet allemand goûteux de parfait diseur.
Les airs d’opéra réunis dans le sixième disque, de Keiser à Richard Strauss, souffrent forcément de la comparaison avec les tenants de la grande tradition allemande du « Kavalierbariton » (Metternich, Hüsch, Schlusnus), mais de cette tradition il possède sinon la hauteur, du moins la noblesse et la rigueur. Voyez ce « Ich habe genug » (1959), exemplaire de sobriété et d’humilité.
Car ce chanteur facile, capable de chanter Cole Porter comme Franz von Suppé, fut avant tout un perfectionniste. Au lieu de l’écouter au lied avec dans l’oreille la référence constante à Fischer-Dieskau, il faut prêter attention d’abord à ce fini de la ligne, à la tenue de souffle, à l’intransigeance de l’articulation. L’homogénéité du timbre face aux tessitures difficiles, la discipline incroyable du phrasé dans un Winterreise trop souvent sous-estimé (sans doute parce que Engel n’y est pas mémorable), voilà qui situe Prey plusieurs coudées au-dessus du lot commun des barytons.
Frappe enfin, au long de ces dix disques d’époques diverses, la constance de la voix, la présence inaltérable de cette personnalité vocale, l’aisance immédiate avec laquelle il nous emporte dans son récit et dans sa vision musicale. Tout cela le rend hautement indispensable à notre paysage musical, et pour longtemps.
Sylvain Fort