Il est doux, il est bon, à l’écoute de Mademoiselle, le nouvel album de Julie Fuchs, d’observer plage après plage fondre des réticences motivées en décembre 2017 salle Favart par une Adèle du Comte Ory souvent hors style. Il n’y a pas si loin de la comtesse rossinienne à la cocotte offenbachienne. L’annonce d’un disque centré autour du belcanto romantique n’allait-il pas ajouter à la confusion des répertoires ? Trop de sopranos légers ont sous prétexte d’agilité usurpé des rôles destinés à d’autres formats vocaux. Déjà se dressent – horrosco referens – les spectres diaphanes de reines donizettiennes et de pécheresses belliniennes diluées dans l’eau d’une voix trop claire. Chat échaudé…
Le programme est de nature à apaiser ces premières inquiétudes. Aucune déesse belcantiste convoquée – Norma, Anna Bolena, Semiramide… – et, à côté des quelques titres attendus dont l’inévitable Comtesse Adèle, des raretés, mieux : de l’inconnu. Par exemple, en écho à la « Zaide » de Berlioz, « ¿Porque se oprime el alma? », tiré de Mis Dos Mujeres (1855), une zarzuela de Francisco Asenjo Barbieri (1823-1894), compositeur madrilène que l’Espagne considère comme le père de son théâtre lyrique et dont la musique représente un heureux compromis entre Rossini et les canciones populaires fredonnées dans les rues de sa ville natale.
Autre référence à la Péninsule ibérique, Gli zingari (1844) de Vicenzo Fioravanti (1799-1877), un Napolitain, professeur de Louis Niedermeyer, dont le rythme guilleret de « Io son la zingara » rappelle la domination exercée alors par les Espagnols sur le royaume de Naples.
Le label Opera Rara a extirpé de l’ombre le nom de Giovanni Pacini (1796-1867), contemporain et rival de Mercadante, l’un et l’autre éclipsés aujourd’hui par le carré d’as romantique italien – Rossini, Donizetti, Bellini, Verdi. Postérieur d’une année à Stella di Napoli, qui inspira à Joyce DiDonato en 2014 le titre de son propre album de belcanto, La Regina di Cipro fut créé en 1846 à Turin. Fort d’une volonté d’inventivité formelle que l’on aurait tort de penser réservée à de plus illustres confrères, « O tenera madre dal cielo rimira… » cherche à sortir de la convention pour mieux y replonger en une cabalette étourdissante.
Avant de se livrer de curieuses expériences contrapuntiques, Pietro Raimondi (1786-1853) taquina la muse lyrique avec moins d’imagination qu’il n’en déploya pour composer en 1848 son triple oratorio, Putifar–Giuseppe–Giacobbe, trois partitions indépendantes conçues pour être joués d’abord consécutivement, puis simultanément. Extrait de L’Orfana russa (1835), « Amor cagion possente », offre une juste illustration de l’état de la cantilène italienne au cœur des années romantiques. Même la presque rebattue Cenerentola est représentée par un extrait quasi inédit, l’air de Clorinda à la fin de l’opéra de Rossini, régulièrement coupé.
Auparavant, en ouverture de programme, « Il faut partir », extrait de La Fille du Régiment, donne le ton. La maternité, prochaine lors des séances d’enregistrement, ajoute à l’étoffe moelleuse d’une voix dont la chair n’exclut pas la pureté. D’emblée, Enrique Mazzola réussit là où tant d’autres dans ce répertoire échouent : ne pas traiter l’orchestre comme une guitare géante mais le doter d’une fonction narrative en complément du chant. Les arpèges doucement égrenés des adieux de Marie en disent aussi long que les mots tendrement dessinés par un soprano en état de grâce. Rien d’outré, ni d’appuyé mais la source vive de la musique qui s’écoule et s’épanche, délicieuse.
Ainsi sous la baguette amoureuse du chef d’orchestre, s’épanouissent prudemment sans contre style les héroïnes d’un belcanto moins dramatique qu’à l’habitude. Rien ne convient mieux à Julie Fuchs que ces partitions aptes à flatter un tempérament, joyeux ou mélancolique, dont la virtuosité n’est qu’un atout parmi d’autres. Transparaissent d’abord le souci de la ligne et la conduite du souffle, les deux nerfs de la guerre belcantiste, agrémentés de quelques effets nécessaires, le trille n’étant pas le moindre. L’élargissement du medium induit la fragilité d’un suraigu, pas toujours indispensable dans ce répertoire contrairement aux idées reçues. L’ornementation, encore sage, importe plus qu’un contre-mi bémol piqué de travers.
Au terme d’un parcours parsemé de découvertes, de plaisir et d’émotions, « L’aurore enfin succède », la cavatine de Catherine dans L’Etoile du Nord – l’opéras parisien le moins célèbre de Meyerbeer –, laisse deviner, par la ductilité d’un phrasé au français encore perfectible, Madame derrière Mademoiselle.