Pas de langue de bois : c’est la consternation qui s’empare de l’auditeur lors de la première audition de ce disque. Quoi, cette voix de baryton qui fut l’une des plus belles de l’après-guerre, une des plus solides, offrant un chant toujours fignolé et probe, c’est tout ce qu’il en reste ? La puissance s’est éteinte, le vibrato a tout envahi, les graves s’échappent malgré des efforts audibles, la justesse même est plus d’une fois prise en défaut … Si on a en plus la mauvaise idée de remettre sur le lecteur le Faust de Plasson (EMI) ou le Parsifal de Karajan (Deutsche Grammophon), sommets de sa discographie, ce sont les larmes qui montent aux yeux. Le temps ne respecte rien. Il finit par détruire tout ce qui nous a rendu heureux. Même en art, la seule chose permanente est l’impermanence, et la contemplation de ce champ de ruines arracherait des soupirs de désespoir au plus blasé des mélomanes.
On s’apprête donc à ranger le CD au rayon des « tue-l’amour » lorsqu’on est frappé par une qualité qui elle est demeurée intacte chez van Dam. Les mots. La diction. La façon dont il profère les phrases fielleuses de Et maintenant ? garde une autorité qui rappelle celui qui fut non seulement un géant de l’opéra, mais aussi un mélodiste de premier plan, et un spécialiste émérite de l’oratorio. On se dit alors qu’on va laisser le disque courir jusqu’à la fin, histoire de voir ce qu’il arrive à faire de ce programme de chansons françaises ; un monde où le « dit » se mélange souvent subtilement au « chanté ».
Et là, au bout des 60 minutes, c’est la stupéfaction. Tous les problèmes ressentis au début sont demeurés, rien ne s’est arrangé au niveau technique, mais le chanteur est parvenu à les retourner comme on le fait d’un gant. En vrai maître de musique, van Dam est parvenu à transfigurer les limites liées à son âge (77 ans !) en atout. S’il ne peut plus phraser comme il le faisait dans Figaro ou dans Schubert, il brise volontairement sa ligne et adopte un style scandé, une récitation proche du « sprechgesang », parfaitement en situation dans Brassens ou Gainsbourg. Si la puissance n’est plus là, il opte pour un allègement de l’émission, un murmure qui bouleverse dans certains moments du Plat pays ou des Feuilles mortes. Plutôt que de s’appuyer sur des graves qui n’existent de toute façon plus, il laisse intelligemment les deux instrumentistes prendre le relais au moment où la voix atteint les limites extrêmes de ses possibilités actuelles. De l’art de changer le plomb en or … Il faut d’ailleurs saluer le travail de Jean Philippe Collard-Neven au piano et de Jean-Louis Rassinfosse à la contrebasse. Non seulement ils offrent au chanteur un cocon instrumental où il peut se sentir en parfaite sécurité, mais leurs arrangements ont le mérite d’écrêter les originaux de ce qu’ils pourraient contenir d’inaccessible à José van Dam à ce stade de sa carrière. Et tout est dit avec tant de compréhension, de soin, d’amour de la langue. Chaque mot reçoit son poids exact de sens, sans effet, avec la simplicité qui résulte d’un travail acharné. Le charme opère, comme aux plus belles heures des années 70 et 80, et on termine l’audition avec les larmes sur le visage ; cette fois-ci, elles sont de joie. « La vie sépare ceux qui s’aiment, tout doucement, sans faire de bruit » entend-on dans Les Feuilles mortes. Pas toujours, Maître …