Le lied, c’est la part la plus secrète de l’œuvre de Brahms. Certes les Quatre chants sérieux, les deux lieder avec alto obligé, les Liebesliederwalzer et quelques rares autres figurent au répertoire, mais ce sont peu de choses à côté de Schubert, Schumann ou même Wolf, constamment chantés et enregistrés.
Sur les quelque 300 lieder de Brahms, pour voix soliste ou petit ensemble, en voici une soixantaine classés par ordre chronologique. Autour du pianiste Jan Schultz, la soprano Rachel Harnisch, la mezzo Marina Viotti et le baryton Yannick Debus offrent un florilège, mélodies en solo, mais aussi duos soprano-mezzo.
On ira du juvénile Liebestreu op. 3/1 (1853, Brahms avait vingt ans) à la très désenchantée Chanson de la fileuse (Mädchenlied) op. 107/5, composée l’été 1886, au bord du lac de Thoune, cet endroit dont il disait qu’il fallait y rester très prudent quand on se promenait dans la nature, parce que les mélodies sortaient de partout et qu’on risquait de marcher dessus… Et en effet, cet été-là, la composition de quinze lieder s’entremêla à celle de la deuxième sonate pour violoncelle, de la deuxième pour violon et du troisième trio.
C’était sa manière de composer. Très tôt le matin, ce grand marcheur partait dans la campagne, source d’inspiration inépuisable, et laissait mûrir longuement dans son esprit des mélodies, qu’il retouchait ensuite longuement à sa table, jusqu’à leur point de perfection. La nature sera constamment présente dans ses lieder, comme chez Schubert, une nature brumeuse, à l’unisson d’une âme mélancolique, ressassant ses déceptions (amoureuses), ou ses échecs. Le lied, pour Brahms, c’est le lieu de la confidence, sinon de l’aveu.
Une nature à l’unisson de l’âme
Le célèbre Wiegenlied, grand classique des boîtes à musique, qui a tourné au-dessus d’innombrables berceaux, succède à des ballades dans la plus lyrique des traditions allemandes, ainsi Von ewiger Liebe op. 43/1, qui met en scène trois personnages, dans une progression dramatique qu’admirait Hugo Wolf : un narrateur qui évoque la nuit qui tombe sur les champs et les forêts, un jeune homme qui doute de l’amour « qui s’en ira avec la pluie, qui s’en ira avec le vent » et une jeune fille qui, elle, n’en doute pas : « Le fer et l’acier, on peut les faire fondre, notre amour durera toujours ». Rachel Harnisch chante cela avec une intensité presque excessive, et c’est la marque qu’elle donnera à la plupart des pièces qui lui seront dévolues. Les couleurs de sa voix portent leur poids de tragique, et vont parfois jusqu’à certaines duretés. Ce n’est pas un Brahms suave que le sien, elle suit une autre pente, celle d’un dramatisme ardent.
Sois sage, ô ma douleur
C’est le jeune baryton allemand Yannick Debus qui chante le cycle de lieder op. 32, composé en 1864, sur des poèmes* de August von Platen et Georg Friedrich Daumer, des textes où s’entretissent la nuit, l’errance hagarde, la solitude et la mort (« Je voudrais ne plus vivre, / J’aimerais disparaître à l’instant,/ Et j’aimerais aussi vivre / Pour toi, avec toi, et ne jamais, jamais mourir »), le dédoublement (« Et cet homme que je fus, et que depuis longtemps / J’ai échangé pour un autre, où est-il maintenant ? »), le désespoir (« Comment pourrais-je / Être plus sombre ? »). On ne sait trop ce qui, dans la vie de Brahms, homme secret, le fit choisir ces textes qui ne parlent que d’échec, de séparation, de délaissement, mais ils lui inspirèrent des mélodies d’une grandeur, d’une puissance, d’une douleur déchirantes. Et c’est ainsi que Yannick Debus les chante, sans faillir, sans sentimentalisme, avec noblesse, ampleur, hauteur, une très belle voix de baryton et une diction impeccable. C’est l’un des grands moments de ce double album et on peut être sûr qu’on reparlera de ce chanteur.
Les couleurs du piano de Brahms
On entendra aussi, et peut-être qu’on découvrira au fil des deux disques, quelque treize duos pour voix féminines. Petites pièces charmeuses, où s’entrelacent les lignes musicales (l’inspiration mélodique brahmsienne semble inépuisable), mais curieusement les textes gardent, même ici, leur poids de tristesse rêveuse. Il faudrait d’ailleurs parler ici de trio plutôt que de duo, tant le piano de Jan Schultz fait figure de troisième voix, dorée et légère, un piano Streicher de 1871, identique à celui que Brahms aimait jouer chez lui à Vienne. Cet instrument est pour une bonne part dans le charme que distillent ces plages, dans leur intimité, dans leur couleur nostalgique et douce.
Parmi les plus beaux lieder, Es traümte mir, op.57/3, (non pas je rêve, mais cela rêve en moi…), sur un poème de Daumer, se réduit à une suite d’arpèges trouée de silences, sur laquelle plane une voix, dans une atmosphère qui préfigure le sentiment impalpable des Klavierstücke ultimes, ou Schwermut, op. 58/5 (1871 aussi), dont Rachel Harnisch restitue avec une émotion tout intérieure le caractère désolé, presque funèbre. Tout de suite après, on entendra le célèbre Regenlied, op. 59/3 (1873), le chant de la pluie, qui a fourni le thème initial de la première sonate pour violon, lied nostalgique s’il en est puisqu’il célèbre les orages d’été d’autrefois, le plaisir d’enfant de patauger dans la rivière et de recevoir les gouttes fraiches sur ses joues chaudes. Brahms, dit-on, aimait particulièrement ce lied tendre, triste et joyeux à la fois, où Rachel Harnisch est radieuse.
Secrets à mi-voix
On voit par là que le choix des textes n’est pas anodin. Brahms, on le sait, outre qu’il s’intéressait à tout, esprit encyclopédique et gourmand, était un grand lecteur, un amoureux des livres. Il jette son dévolu sur des poèmes qui éveillent en lui des résonances, qui font écho à sa vie intime, à ses amours, réelles ou rêvées, à ses regrets, à son romantisme profond. Ainsi Agnès, (1873), sur un poème de Mörike, évoque la solitude d’une jeune abandonnée, à qui un garçon avait pourtant juré fidélité, et sa chanson triste.
Ici comme tout au long de l’album, Marina Viotti tire merveilleusement son épingle du jeu. Elle choisit de retenir sa grande voix, au profit de l’intimité, de la simplicité, de la douceur (le très beau Feldeinsamkeit, bucolique mais tout de même morose : « Je me sens comme si j’étais mort depuis longtemps / Et entraîné bienheureux à travers l’espace éternel »). De façon inattendue, ce répertoire si profondément germanique convient parfaitement à cette brillante rossinienne, et aux couleurs voluptueuses de son timbre.
Son brio, elle le réserve aux huit Zigeunerlieder, op. 103, reflets du tropisme hongrois de Brahms, qu’elle chante avec la flamme et l’enjouement qu’il faut.
Et pour en revenir encore un instant à l’été 1886, Marina Viotti chante, dit merveilleusement Immer leiser wird mein Schlummer, op. 105/2 (« Oui, il me faudra mourir, tu en embrasseras un autre ») ou Klage op. 105/3 (« C’est maintenant l’hier, / Mon cœur est brisé de peines d’amour »). Il y a la beauté du timbre, la conduite de la ligne, mais il y a aussi la demi-teinte, la confidence : ce sont les mots qui donnent à la musique sa respiration. Tout l’art du lied est là.
* Dommage que le livret ne propose pas les textes en français… On les trouvera heureusement sur internet.