Les opéras des périodes italienne et française de Giacomo Meyerbeer sont aujourd’hui aisément disponibles à l’écoute. Ce n’est pas le cas de la période allemande qui reste largement à redécouvrir. Diana Damrau en donnait un avant-goût dans son excellent récital consacré au compositeur. Jephtas Gelübde (Le Vœu de Jephté) est le premier ouvrage représenté du jeune compositeur. Meyerbeer a fêté ses 21 ans quelques mois plus tôt. L’œuvre est donnée trois fois et reçoit un bon accueil. La toute première composition de Meyerbeer, une comédie intitulée Der Admiral, oder der verlorne Prozess, écrite un an plus tôt, n’a pas été représentée (et ne semble pas l’avoir jamais été). Meyerbeer est alors l’élève de l’Abbé Vogler à Darmstadt. Il a pour condisciple Carl Maria von Weber dont le premier chef-d’œuvre, Der Freischütz, sera créé en 1821. Mozart est mort en 1791. Seul ouvrage de cette époque à être couramment représenté aujourd’hui, Fidelio a été créé en 1805 (sa dernière mouture date de 1814). En 1816, Meyerbeer partira à la découverte de l’opéra italien en Italie même, sur les conseils de Salieri. Pour l’heure, Rossini, qui aura plus tard une grande influence sur Meyerbeer, n’a composé aucun de ses ouvrages seria majeurs (Tancredi date de 1813 et Meyerbeer assistera à une de ses représentations en 1816). Le compositeur germanique, qui n’a pas encore italianisé son identité, signe Jacob Meyer Beer. Ce panorama est essentiel pour comprendre le style de ce premier ouvrage sans tomber dans l’anachronisme.
L’intrigue est inspirée d’un épisode biblique figurant dans le Livre des Juges. Alors que les Hébreux font une fois de plus les 400 coups (au grand dam de l’Eternel) et rendent un culte à Baal et Astarté, ils se voient punis en tombant aux mains des Philistins et des Ammonites. Jephté est alors choisi comme chef pour les combattre. Il promet à Dieu de lui sacrifier, en cas de victoire, la première personne qu’il rencontrera et qui se trouvera être sa propre fille (encore un qui ne connaissait pas Iphigénie et Idoménée). La jeune femme est mise à mort après s’être vu accorder un délai de deux mois pour pleurer sa virginité.
Le livret d’Aloys Schreiber prend ses aises avec la Bible et, comme dans les versions de Michel Pignolet de Montéclair (1732) et de Georg Friedrich Haendel (1751), le sacrifice est finalement interrompu in extremis. Contrairement à l’ouvrage de Haendel, Jephtas Gelübde est une authentique œuvre dramatique et non un oratorio. Le premier acte (57 minutes) s’ouvre ici avec un chœur de vendangeurs accompagné par Tirza (mezzo). Elle est rejointe par son amie Sulima (soprano), fille de Jephté. Asmavett (ténor), qui est devenu soldat pour conquérir Selima, chante avec elle (puis seul) son amour passionné. Ils sont espionnés par le contremaître Abdon (basse), jaloux de son rival qui, dans un air dont la structure rappelle un peu la grande scène de Pizarro « Ha! Welch’ ein Augenblick! » à l’acte I de Fidelio, appelle à l’aide le « Serpent de l’envie ». Un bel ensemble réunit ensuite l’ensemble des rôles principaux, puis le chœur, au terme duquel Jephté (baryton) promet la main de sa fille à Asmavett, une fois acquise la victoire des hébreux. L’acte se conclut par un grand finale (une quinzaine de minutes). Des tribus qui ont fuit l’invasion des Ammonites viennent demander de l’aide mais Jephté refuse de conduire les troupes. D’autres messagers et réfugiés se joignent aux supplications. Jephté accepte finalement de mener les soldats au combat et promet de sacrifier à Dieu la première personne qu’il rencontrera s’il obtient la victoire. L’Eternel se manifeste par un modeste coup de grosse caisse, signe qui est interprété par les hébreux comme son accord. Acte II (53 mn). Sulima pleure sur la tombe de sa mère dans une magnifique scène, dramatique et virtuose, d’une dizaine de minutes et couronnée par un contre-ut. Abdon se présente devant Sulima et Tirza, annonçant la victoire des israélites et la mort d’Asmavett. Il tente de séduire Sulima (comme si c’était le moment) qui le rejette avec force. Asmavett, qui est bien vivant, remercie le ciel avec deux contre-ré. Il retrouve Sulima et les deux tourtereaux se lancent dans un duo passionné avec violon solo. Jephté fait son entrée pour le grand finale de l’acte II (20 minutes). L’orchestration et l’architecture en sont particulièrement élaborées. Le style ample et solennel annonce des ouvrages comme le Moïse et Pharaon de Rossini. Pour l’anecdote, signalons l’accompagnement « chantant » des percussions lors de la procession, qui rappelle des œuvres de la maturité. Sulima (qui pourtant doit bien être au courant de cette histoire de voeu) se jette bêtement dans les bras de son père. Abdon (qui n’a rien à y perdre) exige que la promesse de sacrifice soit tenue. Asmavett veut s’y opposer. Deux groupes sont prêts à s’affronter quand la tombe de la mère de Sulima s’ouvre mystérieusement, ramenant immédiatement le calme entre les hébreux. L’acte III (46 mn) s’ouvre par une méditation de Jephté précédée d’une longue introduction orchestrale, l’ensemble durant une douzaine de minutes. On peut y trouver des échos de l’invocation de Samiel par Kaspar dans Der Freischütz. Asmavett essaie de convaincre son futur beau-père de renoncer à ses projets. Sulima leur expose qu’elle accepte le sacrifice. Les sentiments contradictoires sont exposés dans un grand ensemble : Asmavett est prêt à empêcher le sacrifice, au besoin par la force, Sulima le supplie de ne pas intervenir, Jephté s’en remet à Dieu, tandis qu’Abdon exulte. Jephté prépare le sacrifice dans un monologue parlé accompagné progressivement par la musique de la procession. Les prières font penser à la fin du Nabucco de Verdi. Mais finalement le Grand Prêtre annonce que Jéhovah ne veut pas de sang humain versé en son honneur. Les Israélites tombent à genoux et remercient Dieu dans un ultime et rapide chœur de réjouissance.
L’ouvrage est un Singspiel, genre proche de l’opéra-comique, et les dialogues parlés, quoiqu’espacés, sont relativement longs. Etonnamment, on trouve déjà les thématiques du grand opéra français avec ses conflits cornéliens opposant devoir, religion, amour filial et passion sentimentale. Comme il le fera plus tard avec Dinorah qui dépassera, par son ampleur, le genre traditionnel de l’opéra-comique, Meyerbeer va beaucoup plus loin que le simple singspiel, précurseur en cela du Freischütz (créé en 1821 mais dont la composition avait débuté en 1817). On y trouve déjà les marches, danses, processions ou finales des ouvrages de la maturité du grand opéra, mais dans des proportions inédites pour un ouvrage de ce style. On peut d’ailleurs se demander quel aurait été le paysage musical romantique si Meyerbeer n’était pas parti ensuite pour l’Italie. Le style musical s’apparente à celui des compositeurs germaniques précités, sans en être une simple copie dépourvue de caractère, en y ajoutant une goutte de Gluck (notamment la scène de Jephté à l’acte III), un soupçon de Haendel et une bonne dose de Meyerbeer. L’ouvrage n’offre pas de mélodies particulièrement mémorables (de toute façon, Meyerbeer n’est pas un compositeur « à airs ») mais la musique est toujours passionnante. La qualité et l’originalité de l’orchestration frappe pour un compositeur aussi jeune (à titre d’exemple, l’entrée des prêtres au finale du dernier acte est accompagnée d’une harpe et de guitares). On reste frappé par le talent du tout jeune Meyerbeer pour la mise en place de finales complexes, en particulier celui de l’acte II (celui de l’acte III souffre d’un livret un peu bancal pour une situation qui pourrait être beaucoup plus dramatique, celui de l’acte I est en revanche très réussi).
Le rôle de Jephta est relativement peu développé jusqu’à son grand son monologue de l’acte III. Le jeune baryton basse Sönke Tams Freier y fait preuve d’une belle maturité et d’un authentique talent dramatique. Le rôle de Sulima est mieux servi, avec deux belles scènes virtuoses et dramatiques aux actes I et II. La voix assez légère d’Andrea Chudak tomberait plutôt dans la catégorie de ce qu’on appelle (sans que cela soit péjoratif) les voix de soubrette, et reste un peu en dessous des exigences dramatiques de la partition, sans non plus être pleinement satisfaisante dans les passages virtuoses. Comme dans certains ouvrages de la maturité, la musique de Meyerbeer exige en effet ici un soprano à la voix colorée dans le médium, virtuose et avec un bel ambitus. L’Asmavett de Markus Elsäßer est un ténor lyrique au titre clair et agréable, pas toujours très à l’aise non plus avec la virtuosité exigée de temps à autres, et quelques aigus tendus. Dans le rôle de Tirza, la confidente de Sulima, Ziazan Horrocks-Hopayian offre une technique tout ce qu’il y a de plus hétérodoxe, avec une émission nasale et pincée. Laurence Kalaidjian est un Abdon au grave bien gras, mais prudent dans ses vocalises et à l’extrême aigu tendu. L’ouvrage a été capté dans des délais particulièrement serrés, les différents interprètes n’ayant semble-t-il disposé que de quelques jours entre la remise du matériel et les séances d’enregistrement. Dans ces conditions, la remarquable mise en place des masses vocales et orchestrales par le chef Dario Salvi est à saluer, ainsi que l’élégance de sa direction. Une plus longue préparation nous aurait sans doute valu un rythme plus soutenu. S’il manque un peu de nerf, l’Orchestre Philharmonique de Sofia offre une prestation d’une belle qualité musicale. Les Chœurs sont excellents. S’il est loin d’être parfait, cet enregistrement à le mérite de venir combler un vide important dans la compréhension du parcours musical de Meyerbeer et de nous apporter un éclairage inédit sur les jalons musicaux de cette époque. Espérons qu’il ouvrira la voix à des reprises de l’ouvrage et à des représentations scéniques. En 1977, le mezzo Patricia Price et le chef John Perras enregistrait ainsi la première mondiale d’un opéra quasi inconnu à l’époque : le Tancredi de Rossini. Souhaitons que cet enregistrement vienne décider les directeurs d’institutions lyriques à sortir des sentiers battus.
La bonne nouvelle, c’est donc celle de cette résurrection. La mauvaise, c’est que cet enregistrement n’est uniquement disponible qu’au travers de la plateforme de streaming de l’éditeur, Naxos Music Library. Contacté, l’éditeur invoque des difficultés techniques. Quoiqu’il en soit, il est infiniment regrettable qu’une réalisation d’une telle importance historique et musicale ne puisse être disponible en CD, et il faut espérer que l’éditeur reviendra vite sur cette décision incompréhensible afin de permettre à un public plus large d’accéder à cette rareté absolue. Les difficultés sont faites pour être surmontées et, en enregistrant cette première mondiale, le plus dur a déjà été fait.