S’il ne se passe désormais plus une saison sans qu’un ouvrage lyrique de Janáček soit interprété dans une des maisons d’opéra de France, c’est peut-être pour mieux combler le retard avec lequel notre pays s’intéressa à l’un des plus grands créateurs du XXe siècle. Longtemps méconnu, voire inconnu des rares Français qui s’intéressaient à la musique tchèque, dédaigné ensuite comme folkloriste régionaliste par les tenants d’une avant-garde agressive, le compositeur morave dut attendre plusieurs décennies pour que sa musique s’exporte réellement jusqu’à nous. Même si elles n’avaient pas à surmonter la barrière de la langue, cela ne signifie pas que ses pièces instrumentales furent acceptées plus vite ou plus facilement. A partir des années 1950, grâce aux enregistrements réalisés par le label Supraphon, aux efforts de programmation de plusieurs théâtres (Strasbourg, Nice, Marseille), et à l’action de critiques comme Marc Pincherle, Daniel Muller – auteur en 1930 du premier livre sur Janáček – ou Guy Erismann, Taras Bulba, la Sinfonietta, les quatuors Lettres intimes et Sonate à Kreutzer devinrent peu à peu connus des mélomanes les plus curieux. Mais l’opéra ?
Paradoxalement, c’est avec des œuvres vocales que tout avait commencé. La première audition d’une partition de « Janatschek » en France remonte au mois d’avril 1908, lorsque le Chœur des instituteurs moraves, en tournée, interpréta à Paris trois pièces chorales. Il faut ensuite attendre 1922, année où un ténor danois vint donner Le Journal d’un disparu à peine plus d’un an après sa création à Brno (réentendue en 1936 et en 1965, cette œuvre allait bientôt devenir la plus jouée de Janáček en France). Grâce au succès de Její pastorkyňa à Prague puis à Vienne, Jacques Rouché manifesta quelque intérêt pour l’œuvre, mais se posa alors le problème de sa traduction en français ; longtemps en sommeil, l’idée d’une Jenůfa de l’Opéra de Paris refit surface en 1938 : Fanny Heldy et Germaine Hoerner devaient interpréter les rôles principaux, et les costumes viendraient de l’opéra de Brno. Hélas, l’invasion de la Tchécoslovaquie fit échouer le projet.
Après la Deuxième Guerre mondiale, tout s’accélère. La radio française propose Jenůfa en concert en 1947, 1952 et 1958, l’œuvre est donnée sur scène à Strasbourg en 1962, et c’est en 1980 que l’Opéra de Paris la montera enfin. En 1953, De la maison des morts est interprété en concert par les meilleurs chanteurs français de l’époque ; en 1966, l’Opéra de Nice sera la première maison de France à en proposer une version scénique. En 1957, une tournée du Komische Oper de Berlin permet aux Parisiens d’applaudir le Petit Renard intelligent, comme on appelle alors cet opéra ; une tournée de l’Opéra de Belgrade révèlera Kaťa Kabanová en 1959 et c’est grâce à la venue à Paris de la troupe du Sadler’s Wells de Londres qu’on aura pu voir en France L’Affaire Makropoulos en 1965. En 1968, tir groupé (Kaťa Kabanová à l’Opéra-Comique, Makropoulos à Marseille…), suivi d’une floraison durable, qui verra notamment la création des Voyages de M. Brouček à Lyon en 1986, ou le cycle Janáček-Carsen en cours à l’Opéra du Rhin. Et depuis 1987, le combat semble gagné.
C’est tout ce processus que Joseph Colomb retrace avec une exhaustivité (plus de cinq cents pages dans une typographie très serrée) et une patience de chercheur jamais prise au dépourvu, dans cet ouvrage d’autant plus touffu qu’il ne se contente pas de suivre les créations et interprétations d’œuvres de Janáček en France. En effet, l’auteur évoque la vie musicale à Paris et dans la capitale des Gaules à travers l’activité de la Société des concerts du Conservatoire/Orchestre de Paris et de la Société des grands concerts de Lyon/Orchestre de Lyon. Il évoque le répertoire de ces institutions, et la présence de la musique tchèque dans notre pays. Il compare la situation française avec celle des pays voisins. Il propose quelques témoignages d’artistes qui ont interprété Janáček (Nadine Denize, Mireille Delunsch…). Autant dire que ce volume est une mine d’informations, avec tout le confort qu’offrent un index, une bibliographie, une « discographie française » (des instrumentistes français ayant enregistré du Janáček), un tableau historique des créations françaises, un catalogue des œuvres de Janáček, sans oublier un beau cahier d’illustrations en couleurs. On regrettera seulement que l’éditeur n’ait pas fait son métier avec tout le sérieux nécessaire, afin d’éliminer les innombrables coquilles (« exhausser le désir », « La Paimtite Renarde rusée »…), incorrections grammaticales et imprécisions de dates (1974 comme date de la création française de Brouček, p. 385), surtout dans un ouvrage qui ne manque pas une occasion de stigmatiser ces mêmes défauts chez les autres…