Et si la première représentation d’Eugène Onéguine à Salzbourg, en 2007, en était aussi, tout simplement, la plus définitive à ce jour ? Et la plus fidèle aux souhaits du compositeur, malgré, ou grâce à, une transposition historique (et non géographique, impossible) audacieuse mais laissant comme un goût d’évidence ? Relisons les lettres de Tchaïkovski à Tanéiev[1]. Le 8 janvier 1878 : « Il est fort possible que vous ayez raison en disant que mon opéra n’est pas scénique. Mais je vous répondrais que je m’en fiche complètement ![…] J’ai travaillé avec un entrain, avec un bonheur indicible, me souciant peu de savoir s’il y avait du mouvement, des effets, etc. Et puis les effets, qu’est-ce que c’est ? […] car j’ai besoin d’êtres humains, et non de mannequins. Je me mettrais volontiers à la composition de tout opéra dans lequel, même à défaut d’effets saisissants et inattendus, des êtres semblables à moi éprouvent des sentiments que j’ai moi-même éprouvés et que je comprends. » Des mots qui précisent s’il en était besoin un passage précédent, écrit le 18 mai 1877 : « Je suis tellement heureux de me débarrasser de toutes ces princesses éthiopiennes, de ces pharaons, de ces empoisonnements, de tout cet emphatisme. Eugène Onéguine est d’une poésie infinie. »
La mise en scène de la dramaturge allemande Andrea Breth ne se réduit pas à une lecture contemporaine qui déplace le drame de Pouchkine dans les années 1980 d’une Russie désenchantée et cynique. Bien au-delà, c’est un acte de fidélité au poète et au musicien russes, assis sur une fine compréhension du « rêve entr’aperçu »[2]. Du contexte d’abord : comme trop souvent vu, la famille Larine n’est pas celle de hobereaux de province relativement à l’aise, façon Tchekov. La mère traine en savates, bigoudis et combinaison, bosse comme coiffeuse (ou plutôt « raseuse »), la nourrice (extraordinaire Emma Sarkissian qui reprend le rôle cette année à Paris) est cassée en deux par le travail, et Olga une bonne fille pas trop compliquée. On comprend alors bien mieux un Onéguine désinvolte et méprisant, amusé mais condescendant face à une Tatiana exaltée et entière. Il suffit de lire encore Pouchkine et la fameuse lettre : « Bien sûr chez nous tout vous ennuie, Et nous, par rien nous ne brillions ».
A cette fidélité au texte, s’ajoute l’imagination fertile d’une dramaturgie quasi cinématographique, qui traduit grâce à un plateau tournant les enchainements de séquences (« scènes lyriques » et non opéra, dit Tchaïkovski) en une ronde parfaitement scénarisée : au début de chaque acte, Onéguine vieillissant, affalé comme un épave devant le film de sa vie, revit chaque péripétie de son voyage au bout du désespoir. Certes, la transposition historique conduit parfois à des distorsions de détail, mais à chaque instant Andrea Breth joue une partition de regards, de gestes, de situations, comme autant de contrepoints à celle de Tchaïkovski, et jamais en opposition. Et que dire de ces multiples idées magnifiques, comme cette servante parvenue au terme de ce qu’elle peut faire pour sa Tatiana, et signant son impuissance en s’allongeant elle-même dans sa tombe ?
A une telle vision, il faut des acteurs avant même peut-être des chanteurs : on a les deux, sans exceptions, et dirigés avec fermeté. Peter Mattei, comme plus tard dans Don Juan, incendie le plateau dès son entrée : comment ne pas comprendre Tatiana ? Magnétique, élégant, dandy distant et blasé, puis épave misérable et suppliante, il campe un Onéguine de légende, et un chant d’une beauté et d’une tenue absolues. Et que dire du Lenski déchirant, romantique, subtil, de Joseph Kaiser ? Beau comme un dieu, le Tamino de Kenneth Branagh est ténor certes mais aussi ancien baryton, et cela s’entend : velours vocal et présence scénique font notamment de sa « lettre » d’avant duel un moment magique. A suivre de près… Anna Samuil est une Tatiana frémissante, volontaire, et pas la romantique exaltée puis l’aristocrate coincée que l’on rencontre hélas parfois sur scène. Jamais peut-être n’aura-t-on aussi bien compris qu’ici la raison de son refus final : non pas refus moraliste, mais refus de devoir son bonheur au malheur de Grémine, et surtout, perception intuitive de la réalité des sentiments d’Onéguine, qui n’aime qu’un souvenir touchant, devenu par la vertu d’un beau mariage la femme à ses yeux idéale. Le chant est solaire, d’une belle tenue. A ses côtés, Olga agace, et c’est bien parce qu’elle campe idéalement ce qu’elle est, écervelée et légère. Excellents seconds rôles, du Grémine souverain et généreux de Furlanetto au Triquet non caricatural de Ryland Davies.
Enfin, deus ex machina de cette réussite, Daniel Barenboïm, qui revenait enfin à Salzbourg, cisèle et fait chanter le Philharmonique de Vienne avec passion, et une précision quasi chambriste.
Ovations finales évidentes, grand moment à ne pas manquer.
Sophie Roughol
[1] Serge Tanéiev (1856-1915), élève en composition de Tchaïkovski, neveu du compositeur Alexandre Tanéiev, compositeur lui-même, ami de la famille Tolstoï, professeur entre autres de Scriabine, Rachmaninov, Glière, Medtner.
[2] Mots de Pouchkine au chapitre 3 d’Eugène Onéguine, dans la lettre de Tatiana