Le premier enregistrement intégralement consacré à Arcadelt nous renvoie à 1987 (Anthony Rooley). Depuis, bien qu’illustré au disque, « le divin Arcadelt » (Rabelais dans son énumération du Quart livre), malgré l’immense popularité qu’il connut en son temps (43 éditions de son premier livre de madrigaux à sa mort, Monteverdi en publia les plus beaux en 1627), il aura fallu attendre Leonardo García Alarcón pour disposer d’une synthèse aussi riche. Son enthousiasme, sincère et récent, devrait le conduire à s’approprier la totalité de l’œuvre d’Arcadelt, nous dit-il. On aurait mauvaise grâce à tempérer ce zèle par un large regard sur la production musicale depuis Ockeghem et Josquin, sinon Dufay, jusque Lassus.
Jacobus Archadelt (sic), fut nommé maître de chapelle de la Sixtine le 30 décembre 1540. Né à Namur, possible élève de Josquin, proche de Philippe Verdelot, il séjourna à Florence, très certainement à Venise, avant de servir le pape Paul III (qui lui attribua les prébendes de deux églises liégeoises), puis de revenir en France, en 1544, au service de l’influent cardinal Charles de Lorraine. Après un retour à Rome, de 1547 à 1551, il appartient à la Chapelle Royale de France de 1554 à 1562. L’œuvre religieuse, peu abondante, se situe dans le droit fil de Josquin : l’écriture en est souple, renouvelée, d’un contrepoint qui ne sent jamais l’exercice ou l’effort, et ne cède qu’exceptionnellement à l’homophonie. Le premier CD y est totalement consacré. Deux enregistrements récents nous offraient des programmes qui recouvraient pour l’essentiel celui qui nous est proposé, dont la messe Ave regina caelorum, intégrale par ailleurs. Les motets ne sont pas dépourvus d’intérêt et nous retiendrons les Lamentations (dont nous n’avons ici que la partie centrale, splendide). Le « O vos omnes » (LAMED) se signale par l’originalité de son écriture. L’Agnus Dei de la Missa Ave regina caelorum, suave, confine à la béatitude. Le tempo en est très retenu, qui oublie le tactus, avec des phrasés longs, une linéarité exemplaire. Le corollaire est que l’articulation se dissout au point que l’on s’interroge sur le texte, omis dans le livret. Pourquoi n’avoir pas profité du minutage réduit pour nous offrir les deux parties extrêmes de ces Lamentations, à quatre voix ? ou des psaumes, jamais enregistrés, ou encore le motet d’Andreas Da Silva parodié dans la messe ? Ces remarques ne doivent pas altérer le plaisir de l’auditeur devant la perfection de l’ensemble.
L’œuvre profane est abondante : 126 chansons, plus de 200 madrigaux, c’est là, avant tout, qu’il faut chercher l’art d’Arcadelt. Les similitudes sont grandes entre la chanson française et le premier madrigal, « poesia per musica », tels que l’illustre notre musicien, d’autant que, sauf exception, l’écriture en est à quatre parties. Les thèmes sont communs, et leur traitement voisin (sauf pour les chansons à répondre et à danser). Chanson et madrigal s’influencèrent et s’enrichirent mutuellement, au point qu’en dehors de la langue, il est parfois difficile de dire de quel genre relève telle ou telle pièce. 13 des 23 madrigaux enregistrés appartiennent à son premier livre (qui en compte 53), alors qu’Arcadelt nous en laisse cinq à quatre voix et un à trois voix. Evidemment, le CD commence par « Il bianco e dolce cigno », homophone, sur lequel s’ouvrait ce premier livre. Leonardo García Alarcón, familier du madrigal et du premier baroque, nous offre une lecture inspirée de ce florilège, où certaines pièces sont plus proches de la frottole que des chefs-d’œuvre de Marenzio ou Monteverdi. Le fait de confier souvent l’interprétation du texte à deux voix, deux luths assurant les autres parties, en accroit la compréhension. Si les poèmes et leur traduction figurent en bonne place dans le riche livret d’accompagnement, on regrette que les noms des poètes ait été omis. Ainsi Pétrarque, dont le « Hor che ‘l ciel e la terra » fut également illustré par Monteverdi.
L’extraordinaire popularité des chansons rejoint celle de ses madrigaux. Leur immense succès s’explique pour part dans leur écriture diatonique, dans leur harmonie qui s’inscrit dans l’air du temps, sans réelle surprise ni audace, notamment rythmique. Les mélodies, simples, aisées à mémoriser, connurent un succès sans précédent. Les chansons constituent le domaine qu’il a illustré avec le plus de maîtrise, y intégrant les apports de la frottole et du madrigal, tout en conservant la robustesse franche des chansons à danser, comme la poésie élégiaque de telle ou de telle. Ayant connaissance des livres de guiterre (sic) publiés par Le Roy entre 1551 et 1554, après les transcriptions de Scotto, dès 1546, Leonardo García Alarcón use de façon quasi systématique de la guitare, du luth ou de la harpe. Cette présence, si elle permet de rythmer les airs, génère une forme de lassitude, quelle que soit la réussite de chacune des pièces. Pourquoi refuser tel ou tel passage a cappella, à des fins expressives ? L’instrumentation fait la part belle aux cordes pincées et aux flûtes de Doulce Mémoire, à l’exclusion des cordes frottées (Arcadelt était violiste), des anches, du cornet comme des percussions. Ainsi il en varie et renouvelle les dispositifs, comme la participation des voix. Les formes strophiques ne souffrent donc jamais de monotonie. Les chansons à répondre et à danser (« Nous boirons du vin clairet », « Margot, labourez les vignes »), remarquablement organisées, sont enlevées et retrouvent leur tour populaire, tonique. Le résultat séduit. Les voix sont superbes, trop, oserait-on écrire, puisque les oeuvres étaient destinées au tout-venant, à la différence de ce qu’écriront les générations suivantes. Sans doute des interprètes comme l’était Andrea von Ramm, avec des voix naturelles, seraient-ils plus proches de l’authenticité stylistique. Mais, ne boudons pas notre plaisir, réel. Ces enregistrements, bienvenus, permettent de prendre conscience de ce formidable patrimoine, relégué pour part, depuis un siècle, au répertoire des chorales d’amateurs, et quelque peu snobé par les producteurs. Le début d’une intégrale ?