Fauré, le trop discret, reste souvent en marge. C’est une bonne raison de se réjouir de la publication de cette « intégrale des mélodies pour voix et piano » aux éditions ATMA à Montréal. Sous l’impulsion du baryton Marc Boucher, qui s’est fait au Canada le champion de la défense de la mélodie française, et du Festival Classica qu’il dirige, cet éditeur a déjà publié une intégrale des mélodies de Poulenc et prépare une intégrale de celles de Massenet. Peut-être ce chanteur a-t-il été l’élève du baryton Pierre Mollet qui, au milieu d’une carrière brillante de concertiste où il eut souvent pour partenaire Nadia Boulanger, s’établit au Québec où il forma des générations avant de s’y éteindre en 2007. Pierre Mollet avait participé, en 1955, aux cinq disques 33 T publiés par le label Pléiade sous le titre « L’œuvre mélodique intégral de Gabriel Fauré », en compagnie de Renée Doria , soprano, Berthe Monmart, mezzosoprano, Jacques Dutey, baryton, et Paul Derenne, ténor, avec Tasso Janopoulo, Simone Gouat et Harry Cox au piano.
L’édition ATMA reprend le principe de cette distribution vocale, en réunissant Hélène Guilmette, soprano, Julie Boulianne, mezzosoprano, Marc Boucher, baryton, et Antonio Figueroa, ténor. Jacques Bonnaure, avant de présenter l’enregistrement dans le détail en mettant les œuvres en perspective avec les phases de composition et la vie de Fauré, expose l’intention qui a inspiré cette réalisation. L’objectif était d’être au plus près des conditions de la création, en réunissant des tessitures vocales conformes à celles des créateurs des mélodies et en choisissant un piano « d’époque ». L’instrument élu est un piano Erard de 1859, acquis, restauré et accordé au diapason de 435Hz en vigueur en 1859. Pouvait-on pousser plus loin le scrupule ?
Enregistrés en plusieurs fois, probablement à cause du calendrier des chanteurs, ces disques ont à nos oreilles un atout essentiel, celui d’une simplicité de ton qui s’accorde avec la pureté d’une musique qui refuse presque toujours l’emphase. Sans doute pourra-t-on noter des différences d’approche, d’un chanteur à l’autre, qu’outre leur timbre on peut identifier par leurs initiales mises en indice après le titre de chaque mélodie. Ainsi l’interprétation du baryton Marc Boucher, peut-être parce qu’il est l’aîné et qu’il a été plus exposé que ses cadets à des traditions d’interprétation où l’expressivité devait être démonstrative, pourra sembler parfois surarticulée et alourdie par des ports de voix surlignés. On pourra trouver aussi que ce baryton-martin est proche des couleurs sombres du ténor. Mais il s’agit ici de goût, de préférence esthétique, et non d’erreurs d’interprétation. On y serait probablement moins sensible si Antonio Figueroa ne donnait, même dans les élans et les éclats de voix, cette impression d’une expressivité très juste, exactement contrôlée, avec des effets de vibrato réduits au minimum, avec pour résultat paradoxal un impact supérieur sur les plans émotionnel et esthétique, cette sobriété s’accordant pour nous profondément à celle de la musique. Hélène Guilmette a dans la voix toute la fraîcheur nécessaire, et la souplesse, et la maîtrise de l’émission qui peut générer demi-teintes ou contrastes ; quelquefois on se prend à souhaiter un vibrato plus économe, mais cela ne suffit pas à ternir la lumière et l’émoi portés si délicatement. Quant à Julie Boulianne, peut-être est-elle moins bien traitée en nombre de mélodies pour sa voix de mezzosoprano, mais c’est lui rendre hommage que de regretter de ne pas l’entendre davantage. Le timbre moelleux qui sait se diaprer captive et l’interprétation totalement dénuée d’affectation fait entrer de plain-pied dans l’émotion.
Il convient évidemment, pour apprécier pleinement cette édition, de ne jamais oublier qu’au-delà des préférences pour un timbre ou un autre, la composition de ces mélodies s’étend sur près de soixante ans. A cet égard les commentaires de Jacques Bonnaure sont si lumineux qu’on peut se demander pourquoi la chronologie des derniers cycles n’a pas été respectée. Il explique l’évolution des compositions en la mettant en rapport avec les évènements de la vie du musicien, et permet d’apprécier encore mieux l’art raffiné de Fauré, de la joliesse un peu conventionnelle des débuts à l’ascèse essentielle des derniers chants. Cela éclaire et peut-être justifie, redisons-le, les choix esthétiques d’interprétation, même ceux qui ne sont pas à notre goût. Olivier Godin, au piano, fait chanter l’instrument à parité avec les voix, jamais importun mais jamais effacé, en musicien virtuose dont la prise de son respecte le subtilité. Aux côtés de chanteurs « naturellement » francophones, il constitue un atout important de cette version que son ambition philologique rend hautement recommandable.