A l’instar de Fidelio ou des Maîtres Chanteurs de Nuremberg, Tristan et Isolde a accompagné le chef Wilhelm Furtwängler (1886-1954) tout au long de sa carrière. Depuis Mannheim, où il dirigea l’œuvre pour la première fois le 23 janvier 1916 (à même pas 30 ans !) jusqu’au bien connu et crépusculaire enregistrement de studio réalisé pour EMI à Londres en 1952, Furtwängler a dirigé Tristan près de 70 fois. Tristan apparaît ainsi en filigrane de la carrière de celui qui, à juste titre, passe pour une des figures les plus marquantes de l’histoire de la direction d’orchestre. A Berlin, en 1929, Furtwängler dirige Lauritz Melchior, Tristan pour l’éternité, entouré de l’Isolde de Frida Leider, de la Brangäne de Sigrid Onegin, Friedrich Schorr et Alexander Kipnis incarnant respectivement Kurwenal et Marke: une distribution qui se lit comme la litanie des saints du chant wagnérien. L’étape suivante est elle aussi entrée dans l’histoire: c’est à Bayreuth, à l’été 1931, avec Melchior, toujours, et l’Isolde de Nanny Larsen-Todsen. Les années d’avant-guerre voient Furtwängler diriger l’œuvre sur les principales scènes européennes: le Staatsoper de Berlin, bien sûr, celui de Vienne, mais aussi Covent Garden ou l’Opéra de Paris, comme le 21 juin 1938, pour la centième de l’œuvre à la « Grande Boutique », avec l’Isolde de Germaine Lubin (ce sera son dernier Tristan en temps de paix). A chaque fois, les distributions, qui tournent autour de Lauritz Melchior et Frida Leider, font rêver. On y croise Karin Branzell, Emmanuel List, Sabine Kalter, Alexander Kipnis, Margarete Klose, Herbert Janssen, Rudolf Bockelmann…: le panthéon du chant wagnérien. Ses Tristan de guerre sont viennois, et affichent invariablement dans les rôles titres le couple Max Lorenz/Anny Konetzni.
La guerre finie, Tristan et Isolde se fait plus rare dans l’activité de Wilhelm Furtwängler. Hormis la série de trois représentations données en octobre 1947 au Staatsoper de Berlin (plus exactement: dans la salle de l’Admiralspalast, qui l’accueillait alors, la salle historique étant encore en ruines) dont est issu le présent enregistrement, Furtwängler dirige l’œuvre au Staatsoper de Berlin en décembre 1950 (1 représentation), à Zürich en juin 1951 (1 représentation), et au Staatsoper de Vienne en janvier 1952 (1 représentation).
Cet témoignage, dont – hélas ! – le premier acte a été perdu (à moins qu’un jour…), est donc le seul de permettant d’apprécier Furtwängler live dans Tristan (si l’on excepte de maigres extraits viennois de 1941 et 1943, dans un son affreux). Il est à ce titre inestimable. Dans un son convenable (malgré quelques saturations dans les forte), il permet en effet de mesurer l’adéquation phénoménale qui pouvait exister entre le chef et cette œuvre, sans doute l’opéra de Wagner avec lequel il s’identifiait le plus. Le sombre pessimisme de Tristan et Isolde, son écriture tourmentée correspondaient en vérité à merveille à la personnalité complexe et – ô combien tourmentée, elle aussi – de Wilhelm Furtwängler. Plus que bien d’autres, cet opus convient à la direction du chef, unique par sa capacité à saisir l’unité organique des œuvres, à en faire ressortir les lignes de force. Voilà bien un terrain de prédilection pour cette battue si singulière, mais qui, plus qu’aucune autre, sait jeter de gigantesques arches par dessus l’océan wagnérien.
Tout cela, cet enregistrement permet de le vérifier, et comment ! On est subjugué par la tension immédiate que Furtwängler imprime à la musique dès les premières secondes: il ne s’agit en rien d’une tension agressive, mais au contraire d’une tension calme, évidente, celle qui résulte de l’unité profonde de l’œuvre, de son essence. Car c’est bien cela qui frappe d’abord: ce sentiment d’indéfinissable unité, comme une sorte d’atmosphère qui entoure tous les éléments, les imprègne avec la force de l’évidence. Rien n’est gratuit ici, tout est nécessaire. Cette tension prend l’auditeur à la gorge, pour ne plus le lâcher jusqu’au Liebestod. Ah ! Cette courbe, cette ligne: une lame de fond, un océan qui emporte tout ! Que l’on écoute la fin du duo d’amour, à partir de « So stürben wir um ungetrennt » pour s’en convaincre… Et les chanteurs suivent !
La distribution, justement: certes, est moins glamour que celle du studio londonien 5 ans plus tard, mais elle vaut mieux que ce qu’on veut parfois bien en dire. Erna Schlüter n’est pas Kirsten Flagstad, c’est entendu. Lui manquent notamment la liquidité du timbre, les ressources dans l’aigu, cette sorte de force tranquille qui était l’apanage de la Norvégienne. En bien des endroits, le timbre se fait prosaïque, l’émission s’alourdit. Est-elle pour autant indigne ? Certainement pas. Erna Schlüter est une Isolde solide, qui peut chanter le rôle sans tricher: c’est déjà immense, et doit suffire à ne pas l’accabler. Ludwig Suthaus était sans doute le Tristan le plus convaincant disponible en ces années sur le sol européen (avec les derniers feux de Max Lorenz): franc, sain de technique, mélancolique de timbre, engagé et émouvant dans son récit au III, il convainc franchement, si l’on veut bien admettre que personne n’égalera jamais Lauritz Melchior dans ce rôle. En Kurwenal, le vétéran Jaro Prohaska est bien fatigué mais reste digne. Splendeur au contraire que le Roi Marke de Gottlob Frick, à la voix de basse somptueuse, d’une onctuosité de chocolat chaud, encore à l’orée d’une carrière qui allait faire de lui un des principaux sociétaires de la scène wagnérienne pendant deux décennies. La Brangäne de Margarete Klose impressionne par son caractère grandiose – on voudrait écrire sculptural. Elle s’inscrit toutefois vocalement dans la lignée des Brangäne maternantes: une duègne plus qu’une confidente, mais c’est superbe de fini vocal.
On l’aura compris, ce témoignage est à connaître absolument en dépit de ses imperfections. Il ne manquera pas d’être rapproché du fameux enregistrement studio de 1952. Il serait pourtant vain de comparer ces deux produits, reflets de deux démarches radicalement différentes. En 1952, tout est certes plus propre, plus léché, plus travaillé (et donc plus figé, moins spontané), mais il manque la vérité irremplaçable de la scène (et ses imperfections), et, comment dire ? Furtwängler regarde déjà de l’autre côté… En 1947, il manque un acte, les inévitables aléas du direct sont naturellement présents, la distribution est plus inégale. Mais l’urgence est là, et c’est ici qu’il faut saisir la direction « rhapsodique » de Furtwängler, inimitable et irremplaçable. Ceux qui délaisseront les sentiers battus (et rebattus) de la discographie de Tristan et Isolde et feront l’effort d’aller jusqu’à ces plages y trouveront des vertiges comme la discographie de l’œuvre en connait peu.
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Tristan und Isolde (Actes II et III) | Richard Wagner par Wilhelm Furtwängler