On ne redira jamais assez les mérites de la Société Opera Rara qui reprit bon nombre d’œuvres dans les années 70, scéniquement ou en concert, puis en fit plus tard de solides enregistrements en studio. Virginia fut composée en 1851, six années avant le dernier opéra achevé par Mercadante, Pelagio, mais le sujet de cette jeune Romaine réclamée comme esclave par un influent décemvir, et que son père préfère poignarder, occasionna de tels problèmes avec la censure que sa création n’eut lieu qu’en 1866. Entre temps, les problèmes de vue du malheureux compositeur s’étaient aggravés au point de le rendre complètement aveugle et l’accueil triomphal que le San Carlo réserva à sa Virginia lui fut un grand réconfort. Malgré ce beau succès, les productions s’estompèrent et Virginia s’endormit… jusqu’à la première reprise moderne, réalisée par Opera Rara, lors d’un concert à Belfast, le 27 novembre 1976. Elle sort à présent du studio et peut donc témoigner dans toute discothèque, de « ce que donne » un opéra italien composé en 1851… par un autre esprit que celui du « régnant » de l’époque, Giuseppe Verdi, offrant précisément en cette année rien moins que Rigoletto ! Le style de Mercadante étant analysé dans un article d’actualité, nous ne parlerons ici que de l’interprétation de l’enregistrement.
La Virginia de Susan Patterson peut se prévaloir d’un timbre corsé, déjà dramatique mais, revers de la médaille de ce type de soprano, les aigus ne sont pas toujours beaux et quelquefois forcés jusqu’au bord de l’étranglement. De même, les vocalises ardues hérissant la partie ne sont pas impeccables, et une prononciation « accrochant » parfois l’italien n’arrange pas les choses… En revanche, son vibrato émouvant rappelle celui de Janet Price en 1976, et si elle n’atteint pas à l’incandescence de cette dernière, elle dessine néanmoins une Virginia vibrante, précisément, et c’est essentiel.
Quelque peu problématique s’avère le chant de Paul Charles Clarke qui s’exprime pourtant avec application, fougue et investissement, de son timbre non désagréable… mais sa voix « ne suit pas », bouge, s’écaille parfois, part en lambeau surtout dans l’aigu, malheureusement ouvert. Une mention fort positive est son effort de prononciation correcte et fluide de l’italien, que les duretés des voix anglo-saxonnes maltraitent parfois.
On notera la particularité de cet opéra, comportant un autre rôle de ténor, important dramatiquement et musicalement, même s’il ne possède pas d’aria propre. Distribuer Virginia signifie trouver des timbres de ténor différenciés et Charles Castronovo est un Icilio à la voix stable et posée comme le personnage, légèrement plus sombre que celle du dictateur survolté et du ténor choisi pour Appio. Par souci de comparaison, on peut signaler qu’aux côtés de cet Icilio bien correct, celui de Maurice Arthur — au timbre pourtant blanc, à l’anglaise — ne pâlit guère, grâce à une douceur d’émission et à son interprétation suave.
Le touchant personnage de Virginio est bien rendu vivant par Stefano Antonucci, au timbre chaleureux « de père », et Dieu sait que les pères sont présents et importants dans l’opéra italien du XIXe siècle ! Ici, Stefano Antonucci sait alterner l’autorité digne et la douleur pathétique du personnage qui préfère tuer de sa propre main sa fille chérie, plutôt que de la voir devenir maîtresse-esclave du tyran détestable. On n’oublie pas non plus Christian Du Plessis, incontournable baryton des résurrections d’Opera Rara en ces années bénies, et qui savait si bien mettre de l’intensité dans son chant.
L’habituel Geoffrey Mitchell Choir assume avec une belle efficacité les parties chorales imperturbables dont on sait que rien ne les abrégera…
Maurizio Benini fait sonner son orchestre avec éclat, compensant la froideur typique des formations anglaises, empirée par la fâcheuse réverbération des lieux d’enregistrement choisis par Opera Rara. Sa direction certes nuancée, évite aussi l’impression de « tout casser » (que l’on reproche à d’autres chefs engagés par la même firme), car on a affaire, avec Virginia, à un opéra plus tardif et donc comportant une orchestration renforcée, selon l’évolution de l’opéra italien.
Par rapport à l’également intéressante direction de James Judd, en 1976, une différence notable frappe d’emblée la mémoire auditive du passionné : le tempo de la stretta finale du duo Icilio-Virginia (acte II). Cette stretta frémissante en 1976, palpitante d’exaltation et en cela fidèle à l’indication concernée de Agitato, est ici suave et d’une tendre poésie à l’émotion contenue. L’effet, charmant, est des plus heureux et va bien aux paroles communes de cet unique instant de bonheur pour les amoureux de l’histoire : « La joie de mon âme / N’est pas une joie terrestre !… / Je sens une douceur inconnue / Me parcourir chaque veine !… ». Complément appréciable à ce moment gracieux, l’énergique charge orchestrale terminant le morceau est clairement menée, au lieu du « cafouillage » de 1976, que les cymbales peinent à suivre en mesure (mais en concert, on ne peut reprendre et recommencer).
Cette première Virginia en studio, ne détrônera peut-être pas dans le cœur des passionnés la valeureuse première reprise moderne, mais elle permettra de connaître cette belle œuvre à ceux qui n’ont pu se procurer le précédent enregistrement, parallèlement diffusé du fait de la célèbre mention-couverture justificative que les disques en vinyle portent sur l’étiquette : Private records—Not for sale(1) !
(1) « Disques privés non destinés à la vente », euphémisme pour désigner ces fameux « disques pirates », auxquels, par ailleurs, le public peut être redevable d’avoir préservé des exécutions d’opéras rarement donnés, ou des distributions exceptionnelles.