Quomodo cantabimus canticum Domine in terra aliena ?
(Psaume 137: 4-7a)
Comment chanter un chant au Seigneur en terre étrangère ? Comment rester fidèle à sa foi catholique quand on est un récusant durant la période élisabéthaine ? Avec le recul, il semble évident que, dès sa montée sur le trône en 1558 à l’âge de 25 ans, la souveraine Elizabeth 1re fera montre d’une grande tolérance envers les artistes catholiques durant toute la durée de son règne. N’est-ce pas elle qui confère en 1575 à Thomas Tallis (1505-1585) et à son élève William Byrd (1538-1623), tous deux fervents catholiques, le privilège pendant 21 ans d’importer, d’imprimer, de publier et de vendre de la musique polyphonique dans le royaume d’Angleterre ? N’est-ce pas elle qui, en échange de la pleine et entière collaboration de Byrd dans l’élaboration d’une musique anglicane, ferme les yeux sur sa production hérétique ?
Comment des compositeurs anglais récusés et exilés comme John Dowland (1563-1626) ou Peter Philips (1560/61-1628) sont-ils parvenus à résoudre cette équation terrible : rester à la fois fidèle à leur patrie et à leur religion ? Comment leur musique reflète-t-elle cette dualité a priori insurmontable ?
Autant de questions soulevées par le quatorzième opus de l’ensemble britannique Stile Antico. Pour les douze chanteurs, il ne s’agit pas cette fois de faire un tour d’horizon des plus grands contributeurs du Tudor Church Music Edition (The Phoenix Rising, 2013), ni de découvrir le portrait musical d’une figure de la Renaissance européenne comme Tomás Luis de Victoria (Tenebræ Responsories, 2018) ; mais plutôt de renouer avec leur premier amour qu’est la musique de la Renaissance anglaise en traitant cette période de création dans leur pays par le biais historique.
Comme toujours avec Stile Antico, rien n’est laissé au hasard.
La couverture, sobre et élégante, constitue une évocation visuelle et poétique du titre du CD In a Strange Land (« in terra aliena »). En utilisant une illustration datant du XVIe siècle représentant le Bâton de Jacob (un instrument utilisé notamment pour la navigation), mais dont on ne voit ici que la partie montrant les bateaux toutes voiles dehors, Stile Antico nous invite à méditer sur le thème du voyage et de l’exil.
Quant au livret, il replace les compositeurs dans leur contexte musical, politique et religieux. Après un rappel historique, une brève présentation des compositeurs à l’honneur nous est faite, ainsi que celle des caractéristiques de leur style dans les œuvres interprétées. Si les analyses sont parfois un peu techniques, elles ont le mérite de nous alerter sur les évènements musicaux remarquables, et par là même de guider notre écoute. Enfin, la présence des textes anglais et latins (ainsi que de leurs traductions en anglais et en français) nous permet de pleinement apprécier le formidable travail d’illustration musicale fait par les compositeurs pour mettre en valeur les mots importants du texte.
Le choix des œuvres et leur enchaînement ont également été minutieusement pensés. Après un rapide tour d’horizon de compositeurs anglais de cette période survient la première « entorse » à ce programme autour de la musique anglaise de la Renaissance : le Super flumina Babylonis du maître de chapelle de l’empereur du Saint-Empire Philippe de Monte (1521-1603). Mais il s’agit là d’un détour nécessaire dans notre voyage, qui a pour but de favoriser notre compréhension des enjeux musicaux, politiques et religieux autour de la musique des récusants. Il ne faut, en effet, pas oublier que l’extraordinaire motet à 8 voix Quomodo cantabimus de William Byrd a été écrit en réponse à l’œuvre de Philippe de Monte qui s’interrogeait sur l’existence véritable d’une musique propre aux récusants. Cette œuvre austère et complexe à l’écoute visait à rassurer le monde extérieur (et en premier lieu Philippe de Monte) et le convaincre qu’une musique des catholiques opprimés en Angleterre existait bel et bien. La deuxième entorse concerne l’enregistrement de l’œuvre contemporaine d’Huw Watkins The Phoenix and the Turtle. Mais là encore sa présence s’imbrique parfaitement dans l’histoire qui nous est racontée par Stile Antico, car, pour certains, ce poème énigmatique de William Shakespeare semblant traiter de la mort de l’amour idéal serait en réalité une allégorie évoquant les martyrs catholiques dans l’Angleterre élisabéthaine. Le programme se termine par la magistrale mise en musique des Lamentations de Jérémie par Robert White.
Dès qu’on aborde le répertoire vocal de la Renaissance, se pose immédiatement l’épineuse question de l’interprétation : en effet, cette musique est au premier abord difficile à appréhender et, les manuscrits ne nous renseignant pas vraiment sur l’exécution attendue par les chanteurs, nous n’avons qu’une vague idée des sonorités de l’époque. Ainsi, deux approches s’offrent à nos chanteurs contemporains. Soit faire des choix radicaux dans l’interprétation, par exemple en mettant en valeur certaines lignes vocales ou détails musicaux afin de guider l’oreille des auditeurs dans les méandres de la polyphonie et donc de lui donner un fil auquel se rattacher ; en d’autres mots, à les adapter à nos goûts modernes, quitte à dénaturer les œuvres (car, on suppose qu’elles n’ont pas été pensées comme cela). Soit, comme Stile Antico, abandonner cette idée de transformer cette musique de la Renaissance en musique à effets et laisser parler la polyphonie ; quitte à perdre parfois les auditeurs (comme dans le Quomodo cantabimus de Byrd).
Assumée jusque dans les moindres détails, la vision chambriste de Stilo Antico en reste néanmoins très convaincante. L’homogénéité des timbres est impressionnante : à l’image des différents tuyaux dans un orgue, les douze voix fusionnent pour former un seul et même instrument (en nous faisant presque oublier leur nombre). Certes, des faussetés apparaissent ci et là (notamment en fin de programme dans la Lamentation de White), mais il n’y a jamais de déperdition de la qualité du timbre général qui reste toujours rond. Cependant, cette volonté que les voix prennent la parole à chacune de leur entrée puis s’effacent presque aussitôt rend parfois difficile la compréhension du texte (notamment ceux en latins), voire empêche dans certains passages d’apprécier pleinement la richesse de la polyphonie. Si, dès les premières mesures de Flow, my tears, il semble évident que Stile Antico dispose d’une grande maîtrise vocale, il nous faut attendre l’incroyable pièce de Huw Watkins et sa sublime mélopée finale pour constater l’impressionnante maîtrise non seulement du souffle, mais aussi du vibrato des douze chanteurs britanniques, et de découvrir, ou redécouvrir, non sans un certain plaisir, toute l’étendue de leur expressivité.