Haendel se remit-il jamais de l’échec de ce qui devait rester son dernier opéra ? Oui, puisqu’il sut admirablement rebondir : après les trois représentations que connut cette Deidamia, le compositeur décida de se consacrer exclusivement à l’oratorio, genre dans lequel il produirait toute une série de chefs d’œuvres. Si Deidamia ne remporta pas le succès espéré, ce n’est sans doute pas à cause de la musique, mais peut-être tout simplement à cause de l’évolution des goûts du public, et en raison d’un livret assez léger, sans grande passion ni drame humain propres à fasciner le spectateur. La légende d’Achille déguisé en jeune fille afin d’échapper au recrutement pour la guerre de Troie n’a jamais beaucoup inspiré l’art occidental, sans doute embarrassé par un travestissement beaucoup moins valorisant que celui de tant d’héroïnes choisissant à l’inverse de se faire passer pour des hommes. Deidamia n’a guère été représenté à l’époque moderne : en dehors des festivals en terres germaniques, cette œuvre n’avait jusqu’ici guère tenté les directeurs de théâtre, et l’on se réjouit donc que l’opéra d’Amsterdam ait permis à deux haendéliens de longue date de réaliser un vieux rêve.
Ivor Bolton n’a pas toujours convaincu lorsqu’il dirigeait d’autres opéras de Haendel, mais peut-être faut-il attribuer le problème aux orchestres – modernes, en général – placés sous ses ordres : avec une formation d’élite comme le Concerto Köln, le résultat est infiniment plus probant, la musique respire ici avec bien plus de naturel, et l’on ne retrouve pas certains défauts qu’on avait pu reprocher au chef dans d’autres spectacles (voir par exemple sa Rodelinda munichoise). Quant à David Alden, se serait-il enfin assagi au point de livrer ici une mise en scène exemplaire, avec la juste dose d’humour et sans les gags malvenus dont il avait émaillé son Rinaldo ? La chorégraphie est ici assez présente sans être envahissante, Jonathan Lunn se permettant seulement de faire (très bien) danser les solistes pour quelques airs qui s’y prêtent, le reste des mouvements étant confiés à une belle équipe de mimes-danseurs qui animent le spectacle de façon adéquate et jamais superflue. Renonçant à ses outrances, Paul Steinberg, décorateur attitré de David Alden, a conçu une scénographie extrêmement esthétique, essentiellement composée d’un superbe ciel nuageux pour les deux premiers actes, auquel se substitue un palais digne de Cnossos en dernière partie.
Dans un rôle que Simone Kermes a enregistré avec l’inévitable Alan Curtis, on se réjouit d’entendre une voix aussi chaude que celle de Sally Matthews, véritable révélation de ce spectacle. Depuis ses débuts en Nannetta à Covent Garden en 2001, la soprano britannique s’est imposée comme une grande mozartienne (elle était la comtesse des Noces cet été à Glyndebourne) et a notamment interprété Anne Trulove ou Jenufa à La Monnaie. Bien entendu, Paris l’ignore superbement, mais son interprétation de Deidamia laisse pantois, par l’aplomb avec lequel elle vocalise de haut en bas de sa tessiture (voir l’air « Va, perfido ! »), par la beauté et la grâce de l’actrice, sœur de Grace Kelly au dernier acte, après avoir joué les naïades en maillot une pièce pour un air délicieusement chorégraphié en conclusion du premier acte (« Nasconde l’usignol »). A la fin de l’opéra, le duo « Ama nell’armi » l’unit à Ulysse de Silvia Tro Santafé. On connaît le timbre dru de la mezzo espagnole, toujours très à l’aise dans les rôles travestis. Elle déploie ici une virtuosité et une expressivité qui forcent l’admiration. A leurs côtés, l’Achille d’Olga Pasichnyk éclate scéniquement dans son double travestissement, la soprano ukrainienne campant avec beaucoup de drôlerie cet Achille adolescent déguisé en fille. Vocalement, on se situe un peu dans la lignée d’une Ewa Malas-Godlewska, mais heureusement en beaucoup moins acide : le timbre est agile, léger (à la création, le rôle était tenu par une chanteuse âgée de moins de vingt ans), et il remplit son contrat de manière sans doute plus convaincante que dans son actuelle Pamina à Strasbourg. Le couple comique formé par Nerea et Fenice trouve en Veronica Cangemi et Andrew Foster-Williams des interprètes de choix : la première semble en meilleure forme vocale que dans Alcina de Vienne, mais la voix, fragilisée, s’effiloche dans les notes extrêmes d’un rôle tendu, et le second peut ici déployer sans risque sa verve caractéristique. Son collègue basse Umberto Chiummo hérite d’un rôle moins bouffon que David Alden ne lui en a souvent confié, et compose un roi fainéant plein de noblesse. Conclusion : nous voulons plus de Haendel comme celui-là, et surtout nous voulons plus de Sally Matthews !