Il Paria est le 25e opéra de Gaetano Donizetti à connaître les honneurs de la scène. C’est le 13e ouvrage qu’il compose pour un théâtre napolitain, le 3e pour le Teatro San Carlo et le 1e en tant que tout nouveau directeur artistique de l’institution royale. Toutefois, les grands succès sont encore à venir et l’ouvrage ne fera pas exception, joué six fois seulement. Il faut dire que la première, donnée devant François Ie, roi des Deux-Siciles, a été plutôt glaciale : l’étiquette interdit au public d’applaudir avant que le souverain ne le fasse, ce qui n’est pas le meilleur moyen d’échauffer la salle, et le roi, qui craint les attentats, a bien des soucis avec son royaume. L’ouvrage contient de nombreuses scènes particulièrement réussies, mais il ne sera jamais repris : Donizetti en réutilisera certaines pages. De plus, le rôle d’Idamore ayant été écrit pour Giovanni Battista Rubini, phénomène vocal à l’aigu stratosphérique (13 contre-ut et contre-ut dièse rien que dans l’air d’entrée, sans compter un contre-mi naturel plus tard), les ténors ne se sont jamais battus pour reprendre le rôle.
Compte tenu de la rareté de l’ouvrage, il n’est sans doute pas inutile d’en résumer l’intrigue. Nous sommes en Inde, à Bénarès, au XVIe siècle. Neala, prêtresse du culte du Soleil (ce qui existait mais n’était guère courant en Inde), est la fille d’Akebare, grand prêtre des brahmanes (ce qui est bien étonnant avec un nom pareil). Elle aime en secret Idamore, le chef de l’armée. Akebare, qui veut imposer son autorité aux militaires, déteste Idamore. Alors que les prêtres célèbrent le lever du soleil, Neala arrive bouleversée par un cauchemar dans lequel elle s’est vue dans les bras d’un paria, caste détestée des brahmanes. Le peuple demande une interprétation de ce terrible songe. Akebare saute sur l’occasion pour se venger d’Idamore et déclare que les dieux exigent un sacrifice pour les récentes victoires : il offrira donc la main de sa fille au vainqueur. Neala est néanmoins désespérée car elle craint qu’Idamore refuse l’autorité du grand prêtre. Restée seule avec sa confidente, Neala est ensuite troublée dans ses pensées par l’arrivée d’un vieil homme qui a l’air bien malheureux. Neala essaie de le consoler et d’en savoir plus. L’homme lui confie qu’il a perdu un être cher, mais n’en dit pas davantage : il est un paria (notre paria !), il a reconnu le temple des brahmanes et sait qu’il doit se taire. L’être cher, c’est bien entendu Idamore, son fils perdu. Neala fait passer un message à Idamore pour lui redire son amour, bien qu’elle soit promise à un autre. Idamore se jure de la sauver dans ce fameux air d’entrée. Zarete, le paria, fait son apparition et reproche à Idamore d’avoir aidé les brahmanes. Sa fureur augmente quand son fils lui avoue être amoureux de la fille de son persécuteur. Idamore doit cèder aux exigences de son père : il fuira avec lui, mais après avoir revu une dernière fois Neala. A l’acte II, Akebare offre la main de sa fille à un Idamore bien étonné. Idamore décide de tout dire à Neala (mais progressivement quand même) : un paria est proche d’elle (la jeune fille exprime d’emblée son dégoût) ; mais le paria, c’est lui justement (elle n’est pas très chaude quand même) ; il insiste, et lui fait remarquer que les dieux ne semblent pas pressés de faire éclater leur colère, la foudre ne tombant par sur leurs têtes (vu comme ça, elle se décide à l’épouser avant de s’enfuir avec lui). Pendant ce temps, Zarete attend son fils censé le rejoindre après ses adieux. Il se cache dans une grotte dont les murs sont couverts d’inscriptions célébrant le massacre des parias par Akebare et les brahmanes, massacre auquel il a échappé. Entendant les éclats d’une cérémonie de mariage, il est convaincu que son fils a trahi sa parole et décide de le confronter devant le peuple. Idamore se lamente d’avoir manqué le rendez-vous avec son père tandis que la cérémonie commence (on notera les similitudes avec Les Vêpres siciliennes, drame antérieur du même Casimir Delavigne). Maîtrisé par les gardes du temple, Zarete est amené devant Akebare. Il se lance dans une dénonciation de l’intolérance religieuse, un peu à la manière de Shylock : « Est-ce que nous n’avons pas, comme vous, du sang qui coule dans nos veines ? ». Il en faudrait plus pour attendrir Akebare qui le condamne à mort. Idamore s’interpose et dévoile qu’il est le fils de Zarete, et donc un paria. Akebare le condamne également. Neala veut rejoindre son amant, mais son père la retient tout en la maudissant. Tandis qu’elle aspire à la mort, Akebare se réjouit de son pouvoir conforté.
Sans atteindre le niveau des grands chefs-d’œuvre Donizetti, Il Paria est bien davantage qu’une simple curiosité et cet enregistrement le démontre haut la main. L’ouvrage offre des mélodies magnifiques et des scènes dramatiques animées, culminant avec un ensemble final aussi excitant que celui de Poliuto par exemple. La scène du ténor est bien entendu un autre sommet de l’œuvre. La grande scène avec chœurs de Zarete (au second acte, quand il pense que son fils a trahi sa parole) est particulièrement originale, alternant airs et déclamation dans une sorte de scène de folie pour baryton de près de 15 minutes. Donizetti s’en inspirera pour Le Duc d’Albe (rappelons qu’Eugène Scribe réutilisera le livret de cet opéra inachevé pour en faire Les Vêpres siciliennes que nous évoquions plus haut). Les chœurs, très vivants, jouent ici un rôle nettement plus important que d’habitude. Donizetti s’est également attaché à donner de la couleur locale à sa musique (il faut dire qu’il vivait à une époque où on ne parlait pas d’appropriation culturelle). La partie de Neala est un peu plus conventionnelle mais de belle facture. Il est dommage en revanche que Donizetti ne se soit pas fendu d’un air pour Akebare, un des personnages de fanatiques les plus monstrueux de l’histoire de l’opéra ! Certains extraits de la partition ont été réutilisés par Donizetti pour Anna Bolena, La romanziera e l’uomo nero, Torquato Tasso, Le duc d’Albe et Il diluvio universale, sans que cela nuise à l’appréciation de l’œuvre originale, les quatre derniers opéras cités restant peu connus. On pourra aussi s’amuser à se creuser la tête en se demandant où l’on a bien pu entendre telle ou telle mesure fugitive dans des ouvrages plus célèbres : L’Elisir d’amore, La Favorite ?
La distribution est dominée par le superbe Idamore de René Barbera, par ailleurs arrivé à la dernière minute sur le projet, ce qui rend la performance encore plus appréciable. La technique du ténor américain, récipiendaire de trois prix du Concours Operalia en 2011, est particulièrement solide. A titre d’exemple, loin d’être chantés systématiquement en force, les aigus sont émis exactement comme la phrase musicale y invite, sans rupture, en usant du registre mixte comme de la voix de poitrine piano. Un régal. En Neala, Albina Shagimuratova a pour elle un timbre cristallin et ses vocalises ont la fraîcheur d’une source de montagne. Le côté dramatique du personnage est en revanche moins exploré. Belcantiste estimable, Marko Mimica nous a semblé un peu en retrait par rapport à ses performances passées, manquant un peu de mordant. En Zarete, Misha Kiria remplit très correctement sa partie, mais on attendrait là encore davantage d’applomb et un timbre mois grisâtre. Finalement, le seul regret qu’on puisse avoir avec cette distribbution, c’est un certain manque d’italianità. Les chœurs, très sollicités comme on l’a dit, sont excellents et l’orchestre impeccable de style. La baguette experte et attentionnée de Mark Elder contribue à la réussite de cet enregistrement : le chef britannique offre ici une version qui cumule les qualités d’un enregistrement studio et l’urgence de la scène : un sans faute.