Né au Brésil en 1836 et mort en 1896, Antônio Carlos Gomes est le premier compositeur du nouveau monde à avoir vu ses œuvres reconnues dans l’ancien. Il Guarany est son troisième opéra et l’ouvrage eut l’honneur d’être créé avec un grand succès à la Scala de Milan en 1870. Le compositeur reçut même des commentaires élogieux de Verdi et de Liszt. Gomes composa encore 5 autres opéras, tous tombés dans l’oubli. Pour les spécialistes du compositeur, Il Guarany n’est pas le meilleur d’entre eux, mais son argument particulièrement exotique est sans doute pour beaucoup dans ses rares résurrections. Caruso, Zenatello, Destinn, Sayão, Lauri Volpi ou encore Gigli en enregistrèrent des airs ou duos. Georges Thill chanta le rôle à Rio aux côtés de Bidu Sayão pour le centenaire de la naissance du compositeur. L’ouverture est quelquefois donnée au concert au Brésil.
L’ouvrage étant inconnu, il n’est pas inutile d’en résumer ici l’intrigue. L’action se déroule près de Rio de Janeiro vers 1660. Dans sa propriété, le noble Don Antonio, au milieu d’une compagnie de chasseurs portugais et espagnols, explique que les indiens Aymoré ont juré de venger une de leur femme offensée par un occidental. Pery, un indien de la tribu des Guarani et ami de Don Antonio, promet son aide. Il est secrètement amoureux de sa fille, Cecilia, qu’il a déjà sauvé par le passé des Aymoré. Mais Don Antonio veut que celle-ci épouse Don Alvaro. Pery découvre que les aventuriers espagnols fomentent un complot contre les portugais. Laissés seuls, les amants contrariés chantent un duo d’amour. L’acte II se tient dans une grotte. Gonzalez et les aventuriers espagnols ont le projet de s’emparer d’une mine d’or et d’enlever Cecilia pour Gonzalez. Mais Pery les espionne et affronte Gonzalez, puis le libère quand il feint la soumission. Dans sa chambre, Cecilia chante une ballade en pensant au jeune et bel Indien. Elle est attaquée par Gonzalez mais Pery le frappe d’une flèche et le confond devant l’assemblée. Ils sont interrompus par l’attaque des Aymoré. L’acte III s’ouvre dans le camp des indiens qui ont capturé Cecilia et Pery. Le Cacique a épargné la jeune fille dont il veut faire la reine de la tribu. En revanche, Pery, qui a été reconnu comme un ennemi, est sur le point d’être mangé par les anciens (une tradition locale : en 1556, les Aymoré dégustèrent leur premier évèque). En attendant, le Cacique lui offre une nuit d’amour avec la nouvelle reine. Rien n’est consommé, qu’on se rassure, sauf un poison qu’avale le jeune homme pour échapper à son sort. Les Portugais revenus en force dispersent les indiens. A l’acte IV, Gonzalez et ses associés décident d’éliminer Don Antonio en pactisant avec les Aymoré. On apprend que Don Alvaro (le futur mari choisi par Don Antonio) est mort. Ayant découvert la conspiration, Don Antonio demande à Pery (guéri entre temps grâce à un contrepoison trouvé dans la jungle !) de fuir, mais celui-ci veut sauver également la jeune fille. Le futur beau-père n’y consent qu’après avoir baptisé le jeune indien. Cecilia refuse d’abandonner son père mais s’évanouit fort opportunément : Pery peut l’emmener dans ses bras. Don Antonio fait sauter le château ensevelissant ses agresseurs espagnols et Aymoré. Le couple contemple la scène avec horreur.
La partition recèle quelques belles pages… et quelques tunnels. La musique évoque Verdi, Donizetti ou même parfois le Meyerbeer de L’Africaine. Ce sont surtout les passages les plus enlevés qui séduisent d’emblée : valses, polonaises, marches, espagnolades, modinhas… Le style est donc assez disparate mais souvent plaisant. En revanche, Gomes peine à se hisser aux hauteurs verdiennes par une incapacité à créer du drame. C’est notamment flagrant dans la scène finale qui devrait déchirer les cœurs mais qui reste assez anodine. Des airs à succès, des coexistences de styles, il y en a dans les opéras de Verdi de la même époque, mais le compositeur italien les utilise à des fins théâtrales quand la composition de Gomes ne s’élève jamais plus haut que le simple divertissement de qualité. Bien qu’il s’agisse d’un « opéra ballet », l’enregistrement ne permet pas d’identifier de pages dédiées à la danse, théoriquement à l’acte III.
L’opéra fut redécouvert grâce à Plácido Domingo au milieu des années 90 : les soirées de Bonn en 1994 ont été captées pour le présent CD, et le chanteur reprit le rôle à Washington en 1996 pour sa première saison en tant que directeur artistique. Le ténor espagnol est ici en grande forme, dans un rôle qui ne lui pose pas de difficultés particulières (mais peut-être a-t-il été « aménagé » pour la circonstance : on ne sait pas grand-chose de Francesco Villani, le créateur du rôle, mais il chantait avec succès l’Otello de Rossini et Il Trovatore). Le timbre est rayonnant, la projection insolente et le chanteur plutôt engagé dramatiquement. Veronica Villaroel séduit dès son entrée par son air colorature « Gentile di cuore » offert sans effort, avec un bal abattage et des aigus rayonnants. L’émission de la voix est moins agréable dans le medium, un peu dans les joues. Visiblement inspiré, Gomes lui réserve un second air magnifique, « C’era una volta un principe ». Malheureusement, ces interventions ont un faible intérêt dramatique. Carlos Alvarez chante correctement mais son interprétation ne marque pas vraiment et manque un peu de noirceur. Les seconds rôles sont correctement tenus, sans plus, avec souvent un vibrato envahissant. Pour fixer les idées, le rôle du Cacique avait été écrit pour Victor Maurel, futur créateur de Iago, Falstaff, Tonio de Pagliacci… On est ici loin du compte.
Après une ouverture un peu fruste, l’orchestre se révèle excellent et les chœurs ne souffrent aucun reproche. Brésilien, comme son nom ne l’indique pas, John Neschling fait preuve d’un vrai sens dramatique et sait tirer le meilleur parti de cette œuvre mineure mais attachante. Le son est excellent, performance d’autant plus remarquable qu’il s’agit d’un enregistrement sur le vif, avec quelques applaudissements.