Rares sont les pianistes virtuoses qui ne se laissent tenter par l’écriture pour leur instrument. Ignaz Friedman (1882-1948) fut de ceux-ci. Exact contemporain de Lazare-Lévy et de Schnabel, de la génération des Rubinstein, Backhaus, Fischer, Medtner et de tant d’autres, le Polonais, élève de Leschetizki, puis de Busoni, est peu connu en France, encore que la diffusion récente de ses enregistrements contribue à sa découverte. Ayant abordé tous les répertoires de son temps, il demeure sans doute l’un des plus grands interprètes de Chopin. Pour mémoire, Horowitz enviait sa technique. Formé à Cracovie, puis à Vienne et Leipzig, à côté d’études et de petites pièces pour son instrument, il écrit de nombreuses œuvres de musique de chambre, un concerto pour piano, et ces 37 mélodies, dont l’enregistrement constitue une nouveauté mondiale. Leur composition correspond à la première partie de sa riche carrière, du tournant du siècle, avec ses premiers opus, à 1917. Bien que vivant à Berlin jusque 1916, toutes sont écrites sur des textes polonais, à l’exception des trois de l’opus 5, en allemand (sur des poèmes de Otto Julius Bierbaum).
Friedman choisit des textes de ses compatriotes, dont les mots vont éveiller en lui les figures mélodiques et pianistiques. La nature y est omniprésente, et la tonalité générale, désenchantée, encore que les pièces lumineuses et joviales évitent de sombrer dans la mélancolie. Si le polonais est étranger au lecteur, la traduction anglaise du livret permet de suivre l’illustration de chacune des pièces certes, mais, même en l’ignorant, la beauté et l’émotion sont bien présentes. Familier du Lied – il accompagna plusieurs chanteurs en récital – épris des formes concises, le compositeur rayonne dans l’expression d’une large palette d’émotions, sans jamais la moindre mièvrerie, avec une distinction rare. Le langage musical s’inscrit dans la filiation de Chopin, de Schubert et de Brahms, portant la marque d’une personnalité originale. La modalité est fréquente, assortie d’une grande richesse harmonique, où l’ancrage dans la tradition le dispute à l’héritage du Lied. Si les mélodies ont pour souci constant l’intelligibilité et l’illustration lyrique du texte, les formules pianistiques sont renouvelées, avec un art de la couleur qui – bien que foncièrement différent – n’est pas sans rappeler celui de ses contemporains français, avec une prédilection pour les demi-teintes, complexes. Ainsi le « Smutno » [triste], op.55 n°4, qui décrit la chute inexorable de la neige, particulièrement réussi.
Chacune des 37 mélodies appellerait un commentaire. L’opus 1 traduit déjà une maîtrise rare de l’écriture, où la voix et le piano marient leurs moyens pour une expression juste, sensible, passionnée et forte. Le bref n°3 (« le pin »), post schubertien, contrasté, modal, justifierait déjà, à lui seul, l’écoute de cet enregistrement. Le langage s’enrichira au fil des productions, la métrique comme l’harmonie. L’opus 5, que chantent tour à tour la soprano et le baryton, avec un piano superbe, est une réussite singulière. Les « Trois bateaux » (op. 41 n°4) avec ses superpositions binaire-ternaire chères à Brahms, est savoureux. « La marche du maraudeur » (op.55 n°1), se signale par son caractère populaire, jovial, animé, « Chapelet » (op.55 n°3) est émouvant, avec une magistrale partie de piano… il faudrait tout énumérer. Les formes sont renouvelées, brèves ballades durchkomponiert, strophiques variées, récitatives ou richement contrepointées. C’est un régal.
Szymon Chojnacki, auquel on doit l’essentiel des mélodies, est un baryton-basse, dont la carrière se développe pour l’essentiel dans les pays germaniques et en Pologne. Le chanteur se double d’un conteur magistral (le « Fragment de Casimir le Grand », troisième des quatre poèmes de 1905, en témoigne tout particulièrement). Voix ample, dont le legato comme la projection sont exemplaires, aux riches couleurs, égale dans tous les registres, il vit ses textes et leur confère une splendide traduction vocale. Şen Acar, soprano, illustre six des mélodies (op 5 n°1, op 17 et 25), auxquelles son timbre s’accorde remarquablement. Pianiste complet, Jakub Tchorzewski a gravé de nombreux CD, comme soliste et comme accompagnateur, notamment des mélodies de Boisdeffre, de Chopin et de compositeurs polonais. On oublie l’exigence technique de ces œuvres tant son jeu est superlatif.
Les qualités d’écriture, le souci d’expressivité d’Ignacy Friedman en font un créateur hors du commun. Pourquoi sa production vocale s’est-elle interrompue si tôt ? Pourquoi n’a-t-il pas laissé de grande œuvre lyrique ? Les questions sont posées. En attendant la réponse, souhaitons que chanteurs et pianistes s’emparent de ces heureuses découvertes (*).
La notice, bilingue polonais-anglais, situe le pianiste-compositeur et son œuvre et donne l’intégralité des textes chantés accompagnés de leur traduction anglaise.
(*) On trouve aisément les partitions d’une dizaine de mélodies sur le net.