A ma gauche, le clan des Corleone, dominé par le patriarche Don Vito, toujours en smoking, habitué des réglements de compte sanglants avec les bandes rivales. A ma droite, les Heurtebise, qui semblent appartenir à une autre époque, le début du XIXe siècle, à en juger d’après le port de hautes bottes de cuir ; Heurtebise comme l’ange de la mort selon Cocteau, puisque le jeune Roméo a pour compagnon constant un double aussi ambigu qu’un saint Jean-Baptiste de Léonard – « Une madone de Vinci / Ne sourit pas ainsi » – qui est aussi l’instrument des sombres desseins de Thanatos contre Eros. L’ouverture nous montre en raccourci le drame de la petite Juliette Corleone qui, le jour de sa communion, vit massacrer la plupart des membres de son entourage : depuis ce jour traumatisée, elle répète le même geste obsessionnel compulsif, et un second traumatisme, la mort de son cher Roméo, la plongera dans un monde intérieur dont plus rien ne la tirera, éternellement vêtue de sa robe de mariée, comme la Miss Havisham des Grandes espérances dickensiennes. Voilà comment Christof Loy relisait à Zürich en 2015 le mythe de Roméo et Juliette, offrant une fascinante alternative aux aimables clichés accumulés par les siècles. Rarement les personnages imaginés par Shakespeare et simplifiés par Felice Romani auront acquis une telle épaisseur psychologique, à cent lieues du kitsch néo-renaissance dont se voit souvent gratifié l’opéra de Bellini.
Cette vision combine ainsi le réalisme dans l’évocation de la mafia new-yorkaise des années 1950 – ah, la veste et nœud-papillon blancs / chemise noire de Tebaldo ! – et l’onirisme avec la figure du Compagnon muet campé par le très androgyne Gieorgij Puchalski. Elle méritait d’être immortalisée par le DVD que, musicalement, cette interprétation offre d’immenses satisfaction. Fabio Luisi dirige avec vigueur mais sans emportements déplacés une partition qui trouve grâce à lui son rythme naturel, fort bien servie par le Philharmonia Zürich. En les entendant, qui songerait à la caricature à laquelle réduisent Bellini ceux qui sont insensibles à sa musique ? L’orchestre fait ici bien davantage que servir de tapis aux voix.
Joyce DiDonato a beaucoup chanté Roméo, notamment à Paris en 2007, aux côtés d’Anna Netrebko, ou à San Francisco en 2012, dans la production de Vincent Boussard qui fit, déjà, l’objet d’un DVD. Très à l’aise en travesti et totalement investie dans un personnage qu’elle connaît à fond, la Yankee Diva se donne à fond et compose un Roméo impulsif, violent, conformément au texte qu’il déclame. Couronnée par un troisième prix au dernier concours Opéralia, Olga Kulchynska est une magnifique Juliette, jeune, touchante, et son physique fait d’elle une petite cousine d’Olga Peretyatko. Virtuose, la voix possède en outre une qualité immédiatement porteuse d’émotion, loin des rossignols mécaniques auxquels le rôle fut un temps confié.
Le versant masculin de la distribution n’est pas en reste, avec un Benjamin Bernheim étonnant d’aisance dans un répertoire dont il est peu familier et auquel il prête un superbe timb : ce Tebaldo-là est un authentique protagoniste de l’action, « parrainé » par le vieux Capulet, un Alexei Botnarciuc auquel on a fait la tête de Marlon Brando dans les films de Coppola et qui possède malgré sa jeunesse la voix grave du rôle. Tout aussi convaincant, Roberto Lorenzi en Lorenzo, devenu médecin compatissant, doté d’un riche timbre de baryton basse.
Malgré un usage un peu trop systématique du décor à tournette, cette réalisation se hisse sans peine au sommet de la vidéographie d’I Capuleti e i Montecchi.