Devançant d’un an l’année Rameau, Glyndebourne avait programmé cet Hippolyte et Aricie que diffuse maintenant Opus Arte (voir compte rendu). La version qui nous est offerte est celle de 1733, réalisée par William Christie.
Si Rameau attendit la cinquantaine pour écrire son premier opéra, Jonathan Kent, le maître d’oeuvre, n’a pas mis d’ouvrage lyrique en scène avant l’âge de 60 ans. Comme quoi la valeur peut attendre le nombre des années : il en a maintenant 71. Le metteur en scène a choisi de « faire appel à tous les sens pour étonner et ravir le public, offrir ce qu’on appelait à l’époque baroque les merveilles ». Diane, qui va perdre durant une journée son empire sur le monde de la forêt, impose le froid, l’austérité, la chasteté, la pâleur blafarde, l’immobilité. C’est aussi la barbarie qui sacrifie les cerfs et répand le sang. Le congélateur, l’enfer domestique glacial, la morgue correspondent à son univers. L’Amour, au contraire, flamboyant, vibrionnant comme un Papageno, embrase les cœurs et les corps. Vision manichéenne qui gouverne toute la production. Y compris quelques interprétations discutables : Ainsi, le texte et la musique semblent détournés lors du tableau de chasse de l’acte I (« dans ce paisible séjour règne l’aimable innocence », servi par une musique également aimable) puisque c’est à un carnage sanglant que l’on assiste. A la différence de la Phèdre de Racine, le dénouement de l’opéra est heureux. Personne n’est dupe de cette fiction conventionnelle. Aussi Jonathan Kent noircit-il le finale à dessein : Diane a vaincu, toute passion est bannie. Si les héros sont réunis, ils ont perdu leur âme, chacun figé, loin de l’autre. On ne peut faire grief au metteur en scène d’avoir une lecture cohérente, des idées à en revendre, et la capacité à les illustrer avec pertinence.
Les dieux imposent une autre échelle aux humains qu’ils observent et avec lesquels ils jouent. Ces derniers sont réduits par le grossissement démesuré du décor. Ainsi, le prologue s’ouvre-t-il sur les compartiments d’un gigantesque congélateur, d’où va évoluer le chœur, sous l’empire de Diane, puis de l’Amour qui vient de briser la coquille de l’œuf où il attendait son heure. Clin d’œil évident parmi d’autres : les escargots de Bourgogne sont clairement désignés parmi les victuailles. Quand on connaît les goûts culinaires de nos voisins, et l’origine bourguignonne de Rameau, on sourit. Cet humour sous-tend la conduite de l’ouvrage : des brocolis sont extraits du congélateur pour être érigés comme les arbres d’une forêt, un emballage de beurre figure le ciel d’où descend l’Amour, le compresseur du congélateur (aux normes françaises nous précise son étiquetage technique) constitue le décor des enfers, Thésée implore Neptune devant un grand aquarium… Tous ces éléments, par-delà le cocasse, sont diablement efficaces lorsqu’ils participent à un tel monde onirique.
Paradoxalement, alors que la mise en scène s’avère décapante, revisitant l’ouvrage de fond en comble, c’est peut-être la plus fidèle à l’esprit baroque, avec ses machineries, avec ses effets (chasse, tempête, tonnerre…), avec ses divinités très caractérisées.
Trop souvent pièces rapportées sans grand rapport avec l’action qu’ils suspendent, les divertissements sont intégrés par tous les moyens dont dispose le metteur en scène. C’est particulièrement le cas à la fin de l’acte III, lorsque, trompé par l’attitude de Phèdre et Hippolyte, conforté par le témoignage d’Oenone, Thésée chante « cachons-leur avec soin les crimes de ma race, et sous un front serein déguisons nos revers ». Les chœurs et rigaudons des matelots, avec une chorégraphie remarquable, dans une lumière pivoine, introduisent naturellement la requête faite à Neptune. La danse est omniprésente : la direction des acteurs, les évolutions du chœur, les chorégraphies inventives témoignent de la volonté d’en faire une composante majeure de l’ouvrage. Les costumes mêlent les références explicites au baroque (les dieux et leur univers d’insectes monstrueux) et les tenues contemporaines. Baroques par ce qu’ils ont de surprenant, et séduisants, ils contribuent pleinement à la réussite de cette mise en scène.
La projection d’un visage d’homme chauve, aux traits marqués, ponctue le début du prologue et de chacun des actes. Son expression, ses mouvements, à la limite du perceptible, fixent l’attention et préparent au drame. Enfin, la vidéo, ses mouvements et ses cadrages, permet de focaliser l’intérêt, qu’il s’agisse d’un gros plan sur un personnage ou sur un élément du décor. Ainsi à l’acte 3 : le cloisonnement des pièces où se trouvent chacun des héros est propre à disperser l’attention sur chacun d’eux. Heureusement, la vidéo nous rapproche du personnage concerné.
William Christie est familier de la production scénique d’Hippolyte et Aricie. Après les réalisations de Pizzi (Opéra-Comique en 1985), puis de Jean-Marie Villégier (1996, à Garnier), il retrouve cet ouvrage favori. On connaît ses extraordinaires qualités, qui rencontrent ici, avec l’Orchestra of the Age of Enlightenment, un ensemble souple, ductile et dynamique, idéal pour ce répertoire. Cependant, autant les divertissements, les passages tendres ou descriptifs, les récitatifs animés sont-ils un régal, autant la fougue, la véhémence, la vigueur demeurent-elles trop mesurées. La passion racinienne n’est pas sienne. Dès les premières mesures de l’ouverture, le tempo et la dynamique nous le font percevoir : la tragédie n’est pas encore au rendez-vous, avec sa gravité, sa puissance. Ici, la convention proprette, élégante, distinguée, mais un peu fade, déçoit. De la même manière, à la fin de l’acte III, les chœurs des matelots, parfaitement en place, sont soutenus par une direction de marin d’eau douce.
Cette réserve ne doit pas masquer les très grands moments que nous réserve cette production exceptionnelle : le finale du I dont la progression est savamment graduée, le dialogue entre Thésée et Pluton (acte II, scènes 2-3), le trio des Parques « quelle soudaine horreur » (acte II, scène 5) dont l’écriture audacieuse prend ici toute sa dimension novatrice (Gluck, presque 30 ans après, fait pâle figure dans la même situation), la liste pourrait être longue… Un chœur superlatif, dont le rôle dramatique est primordial, force notre admiration à chacune de ses nombreuses interventions. D’un équilibre idéal, toujours intelligible, bien que britannique, ses jeunes chanteurs se doublent de comédiens et danseurs accomplis.
La distribution est homogène, sans aucune faiblesse. Tous les interprètes ont en commun cet enthousiasme qui porte les grandes réussites. Excellents comédiens, tous sont familiers du répertoire baroque, engagés dans la récente résurrection de l’œuvre de Rameau. Quelle que soit leur origine, leur diction est exemplaire, même si les puristes trouveront ponctuellement (acte III sc.3) un soupçon d’accent à tel d’entre eux. Manifestement, ils partagent le projet du chef et du metteur en scène.
Ed Lyon est un authentique Hippolyte, au chant juvénile et sensible. Dès le premier duo « tu règnes sur nos cœurs » (acte I sc. 2) il impose son personnage passionné et digne. Le monologue qui ouvre l’acte IV « Ah ! Faut-il, en un jour, perdre tout ce que j’aime » atteint à une émotion rare. La jeune et fraîche Christiane Karg campe une Aricie idéale. Beau timbre, avec quelques graves bien timbrés que l’on ne soupçonnait pas (dans son duo poignant avec Hippolyte, acte 4 sc 2). L’expression est toujours juste et parfaite.
Malgré le titre de l’ouvrage, les rôles de Phèdre et de Thésée ne seraient-ils pas les plus importants ? Sarah Conolly, est humaine avant que d’être souveraine. Fureur, séduction, désespoir sont ses registres de prédilection. Grande mezzo, c’est une racinienne autant qu’une ramiste. On oublie l’alexandrin tant la vérité de son chant et de son jeu sont bouleversants. Stéphane Degout est un Thésée, impérial et d’une humanité touchante. Sa force, sa grandeur mais aussi sa fragilité sont impressionnantes. Ses airs, ses duos, ses récitatifs sont des modèles de chant français. La maturité vocale et dramatique dont il fait preuve lui permet d’atteindre des sommets. « Puisque Pluton est infexible », son invocation à Neptune « Puissant maître des flots » ont-ils jamais été mieux chantés ? Sa douleur, son désespoir durant le premier tableau de l’acte final « Grands dieux ! De quels remords je me sens déchirer ! », même si l’on ne connaissait ni le livret, ni le français, conduisent tout droit au suicide. Admirable chanteur.
François Lis prête sa voix ample, profonde à l’autorité de Pluton, de Jupiter (évidemment invisible) et de Neptune. On se souvient de sa prestation en mars 2009 à Toulouse (dirigé par Emmanuelle Haïm) : il n’a de cesse de progresser. Chacun se fait humble devant sa voix.
Diane est un rôle ingrat. Le personnage, guindé, a un aspect désuet. Cependant Katherine Watson, avec l’aisance et la ligne vocale qu’on lui connaît, la rend crédible, sinon attachante. Une mention spéciale pour l’extraordinaire Emmanuelle de Negri, tour à tour grande prêtresse, chasseresse, et bergère. Chacune de ses interventions appelle des suffrages. Particulièrement son air de chasseresse, avec choeur (III/3), et, naturellement, le « rossignols amoureux » d’anthologie. La voix, souple, bien timbrée, le jeu dramatique de Julie Pasturaud lui valent d’incarner à merveille Oenone, la nourrice-confidente-manipulatrice.
Même si leurs interventions sont limitées, Samuel Boden, Mercure, Aimery Lefèvre, Arcas, ne déméritent pas. Notre ténor guyanais, Loïc Félix, prête sa belle voix, souple, ronde à Tisiphone, au début de l’acte 2, lorsque la furie entraîne Thésée aux enfers. Mais son intervention, seule ou en duo contrasté avec le héros « Rien n’apaise ma fureur », force l’admiration. N’oublions pas l’Amour, confié opportunément à Anna Quintans, dont le chant et le jeu animé sont séduisants.
Pari tenu que celui de cette mise en scène qui confère une dimension universelle et intemporelle à ce premier chef d’œuvre de Rameau. Parfaitement baroque, au sens étymologique, et non pas réduit au sens littéral, historique, cette version ne peut laisser indifférent : si elle choque certains, elle ravira le plus grand nombre.