Commençons par une bonne nouvelle pour les admirateurs de la star argentine et du plus enjoué des opéras de Haendel : non content d’avoir mis le feu en incarnant Serse à Versailles, Franco Fagioli l’a gravé avec les mêmes partenaires qui formaient une équipe proche de l’idéal. En attendant la parution de cette nouvelle version, il nous revient dans ce qui pourrait bien être son meilleur album, entièrement dévolu au caro Sassone. La partie n’était pas gagnée d’avance, loin de là! Enumérer les artistes souvent estimables dont nous avons complètement oublié le récital haendélien s’apparenterait à une séance de name dropping tant la liste impressionne et donne le vertige. Seuls (Mark Padmore, Bejun Mehta, Nathalie Stutzmann) ou en duo (Sandrine Piau et Sara Mingardo), les chanteurs qui se sont démarqués ont souvent récolté les beaux fruits de la maturité et d’une fréquentation assidue de ce répertoire. A trente-six ans, Franco Fagioli y évolue avec une aisance souveraine et se hisse au sommet de cette discographie pléthorique.
La qualité ainsi que l’agencement du programme, qui doit mettre les ressources du soliste en valeur tout en préservant l’équilibre entre tubes et raretés, s’avère déterminante ainsi que le démontre, a contrario, le florilège mal ficelé et indigeste de Sonya Yoncheva. En l’occurrence, si Franco Fagioli prend plaisir à retrouver d’illustres héros dont il a déjà endossé le costume (Rinaldo, Giulio Cesare, Bertarido, Ariodante), variant habilement les humeurs au lieu d’alterner de manière trop systématique pyrotechnie et pathos, travers hélas fréquent dans ce type d’exercice, l’originalité de certains choix mérite un coup de projecteur. Rattaché par l’éditeur à Oreste (1734), « Agitato da fiere tempeste » a effectivement été repris dans ce pasticcio mais il fut écrit originellement pour le rôle-titre de Riccardo Primo (1727) auquel Franco Fagioli se mesurait, dès 2014, à Karlsruhe. Ce tour de force sur lequel se referme le premier acte fit sensation à l’époque et Burney nous rapporte que l’extrême agilité de Senesino sur des notes répétées en doubles croches suscita l’admiration de Farinelli qui, avec d’autres castrats, imita ensuite le contraltiste.
Autre joyau sur lequel Franco Fagioli jette son dévolu, l’air de Tirinto dans Imeneo « Se potessero i sospir miei » pourra sembler familier à l’auditeur ; en fait, il développe le magnifique matériau de David « O Lord whose mercies numberless » dans Saul. Quant à « Sento brillar nel sen », il dénote le choix d’un fin connaisseur et c’est d’ailleurs très probablement Alan Curtis qui avait suggéré à Vesselina Kasarova de l’inclure dans le portrait de Carestini qu’elle brossa sous sa direction et auquel il donna son titre (RCA Red Seal). Taillées sur mesure pour l’organe sonore et extraordinairement flexible du castrat lors d’une reprise d’Il Pastor fido, ses phrases immenses assorties de coloratures ébouriffantes comme, du reste, les syncopes intermittentes des premiers violons rappellent irrésistiblement le « Dopo notte » d’Ariodante, lui aussi écrit dans la tonalité de ré majeur et datant de la même époque. Enfin, si nous avons du mal à imaginer que Franco Fagioli puisse s’intéresser à une figure aussi médiocre et frivole que celle d’Arsace dans Partenope, celle-ci gagne en profondeur au fil de l’action et avec « Ch’io parta », Haendel lui confie une plainte épurée mais bouleversante dont le musicien restitue toute l’amertume.
« L’ampleur de la métamorphose force l’admiration » écrivions-nous en 2013 en découvrant la performance de Franco Fagioli sur le disque qu’il consacrait à Gaetano Majorano dit Caffarelli (Naïve) – où Serse brillait par son absence – et après avoir d’abord réentendu le doublé Haendel/Mozart qu’il avait signé en 2002, à l’âge de 22 ans (Arte Nova Classics). En ayant cette fois la possibilité de l’écouter dans les mêmes pages, célèbres entre toutes (« Venti, turbini, prestate » et « Cara sposa » de Rinaldo), nous mesurons d’autant mieux son évolution et elle se révèle proprement stupéfiante. Bien malin qui aurait pu prédire que de cette chrysalide fragile et encore hésitante jaillirait un tel déferlement de puissance et de couleurs ! Prodigue de ses dons, en ferait-il parfois trop ? Le sur lignage appuyé, en registre de poitrine, sur « abissi » (« Crude furie ») ne fera pas l’unanimité, mais qu’importe si c’est le prix à payer pour la plus grisante fureur qu’il nous ait été donné d’entendre. S’il est un domaine où « la modération est une chose fatale » comme disait Oscar Wilde, c’est bien l’air de bravoure. Le récitatif de Serse (« Frondi tenere… »), vif sinon nerveux, porte indéniablement la griffe de Fagioli, mais « Ombra mai fù » s’avère un modèle de concentration et de sobriété. Il faut l’entendre alléger l’émission, nuancer ses inflexions pour mieux intérioriser les affects de Rinaldo ou de Bertarido (« Dove sei ») ou glisser, sans heurt, vers des graves fuligineux pour creuser leur douleur et non pour épater la galerie. Les variations nous tiennent en haleine, elles créent la surprise, dans les reprises (« Dopo notte ») comme dans les cadences (« Sento brillar nel sen »), renouvelant le discours et l’aria da capo, bien compris, de retrouver sa raison d’être.
La flamboyance du contre-ténor a très tôt dérangé une frange du public et surtout de la critique. Atypique dans une catégorie vocale qui nous a généralement habitués à des gosiers moins spectaculaires, il n’a pas fini de bousculer nos habitudes et de diviser. Certains, n’en doutons pas, feront à nouveau la grimace devant l’abondance des trilles dans l’un ou l’autre numéro. Or, ne leur en déplaise, rendons au style ce qui lui appartient : le trille était le premier des ornements du bel canto, « les trilles » devrions-nous d’ailleurs écrire, car il y avait différentes manières de les exécuter, mais de nos jours, la majorité des chanteurs l’éludent et cette norme conditionne notre oreille. La personnalité, démonstrative, exubérante de Franco Fagioli – à l’image de sa posture déterminée et conquérante sur la pochette – ne peut certes pas plaire à tout le monde, mais la virulence du rejet dont elle fait parfois l’objet ne laisse pas d’étonner. Après les crêpages de chignon des partisan(e)s de Faustina et Cuzzoni au XVIIIe siècle ou de la Callas et de la Tebaldi au XXe, d’aucuns opposent aujourd’hui l’onde pure de Philippe Jaroussky au volcan de Franco Fagioli, l’arbitre des élégances et l’extravagant Narcisse (David Daniels se plaignait aussi, à une époque, d’être sans cesse comparé à Andreas Scholl).
A l’affiche de leurs albums respectifs, « Agitato da fiere tempeste » et « Se potessero i sospir miei » balaient ces vaines caricatures et nous donnent l’occasion de réaliser la chance que nous avons de pouvoir entendre des interprètes de cette envergure. D’essence plus légère, la voix de Philippe Jaroussky livre une éblouissante leçon de vélocité quand les contrastes dynamiques de Franco Fagioli apportent un éclairage inédit à la tempête mise en musique par l’auteur de Riccardo Primo. Impossible de les départager, absurde même. Dans l’air de Tirinto, l’un comme l’autre ont une propension à étirer le tempo, nettement plus allant chez Biondi, mais il s’agit là aussi d’une intégrale et Ann Hallenberg a dû vraisemblablement composer avec la vision du chef quand nos solistes peuvent, au contraire, s’approprier pleinement la pièce. La confrontation s’avère fascinante entre deux lectures profondément dissemblables mais où les contre-ténors rivalisent d’intelligence rhétorique, de sensibilité et de délicatesse dans l’expression. Il Pomo d’Oro aurait-il enfin trouvé un successeur à Riccardo Minasi ? La sécheresse, pour ne pas dire les aspérités qui affectaient sa prestation en 2013 (Arias for Caffarelli) ont disparu sous la conduite autrement souple, raffinée et très organique de Zefira Valova.