Qu’il est rare, ce bonheur qui consiste à entendre une voix possédant son caractère propre, ses couleurs personnelles, loin de l’uniformisation imposée par la mondialisation du chant ! Qu’il est doux, le frisson qui vous parcourt lorsque vous découvrez une musique interprétée par des artistes qui s’en sont parfaitement pénétrés, loin des produits formatés par le marché ! Quel ravissement que ce premier disque du Duo Dix Vagues ! Ah, le timbre de Clémentine Decouture, ni acide ni trop sucré, cette diction ciselée, cette déclamation qui, sans le moindre histrionisme, confère à chaque page le juste dosage de théâtre sans lequel une mélodie ne serait qu’une suite de notes. Rien de froid, rien d’appuyé non plus, tout en douceur. Ni trop de voix ni pas assez… Oh, le toucher infiniment délicat de Nicolas Chevereau, la poésie du climat que le pianiste instaure dès les premiers instants de ce récital… Il est à pleurer de beauté, ce premier disque, ça ne devrait pas être permis, car comment pourront-ils se maintenir à un tel niveau ? Mais voilà, c’est comme ça, et on ne va pas leur refuser quatre cœurs uniquement pour leur laisser de quoi progresser encore.
Et en plus, le programme est conçu avec intelligence et curiosité. De Reynaldo Hahn, ce n’est pas l’habituel chapardage à droite et à gauche que l’on trouvera ici, mais deux cycles enregistrés dans leur intégralité. Cela paraît si simple, de respecter l’ordre dans lequel un compositeur a classé ses pièces dans un recueil, et de le chanter du début à la fin, mais si peu de gens le font ! Encore, nous livrer les Chansons grises, toutes les sept, et dans l’ordre, quelques autres l’ont fait (pas tant que ça, cela dit), mais qui a jamais osé enregistrer Feuilles blessées, « Stances de Jean Moréas » ? La séduction en est certes moins immédiate que pour les pages inspirées par Verlaine, avec une atmosphère plus sombre, peut-être, mais quelles lignes admirables dans le dessin de ces mélodies !
Quant à Léon Delafosse, c’est une découverte complète que ce compositeur dont seul les Proustiens devaient jusqu’ici connaître l’existence. Né en 1874, mort en 1955. Sargent a peint son portrait, Proust l’a pris comme modèle pour le violoniste Morel, Robert de Montesquiou en avait fait son protégé… De Proust, Delafosse mis en musique le poème Mensonges, des vers de Montesquiou il fit le Quintette de fleurs, cinq poèmes amoureux ou les bleuets et les œillets s’entremêlent aux chastes baisers. « Au bord de l’eau » de Sully Prudhomme inspira aussi Fauré, et l’on ne prétendra pas que Delafosse s’élève aux mêmes hauteurs, mais sa musique n’en est pas moins fort agréable.
Qu’ils sont donc mérités, les nombreux prix de mélodie que le Duo Dix Vagues a remportés lors de divers concours de chant. Et qu’ils ne se hâtent pas trop de vouloir nous offrir d’autres bijoux comme celui-ci, nous saurons patienter jusqu’à ce de nouvelles fleurs s’épanouissent, aussi immarcescibles.