Dans son beau texte d’introduction, Harry Bicket tente d’expliquer la vogue actuelle des opéras de Haendel, qui ont de son vivant été éclipsés par ses oratorios et ont traversé un long purgatoire jusqu’à la fin du vingtième siècle. Il donne trois raisons. D’abord, la soif du public repu de romantisme vers un nouveau répertoire. Il faut dire, qu’avec près de 42 opéras, Haendel donne du grain à moudre. Ensuite, la créativité des metteurs en scène contemporains, qui sont parvenus à insuffler une force nouvelle à la structure traditionnelle de l’aria da capo, et à donner un sens dramatique aux myriades de conventions qui truffent ces ouvrages. Enfin, Bicket souligne l’efflorescence de chanteurs baroques de grands talents, qui fait qu’aujourd’hui, « une œuvre de Haendel est plus simple à distribuer qu’un opéra de Verdi ».
Chacun pensera ce qu’il veut de ces explications, mais le fait est incontestable : Haendel est désormais populaire au même titre que d’autres piliers du répertoire. Chaque année, l’English Concert donne en concert un de ses opéras à Carnegie Hall. La soirée fait figure d’événement dans la vie musicale new-yorkaise, et toutes les places sont vendues des mois à l’avance. 2020 fut bien sûr un millésime particulier, les mesures sanitaires ayant détruit tout embryon de vie musicale dans la ville. Mais le chef a voulu à tout prix laisser un témoignage du travail entamé, et est parvenu à convaincre Linn d’enregistrer cette Rodelinda, où il dit trouver un arc émotionnel rare dans la production de l’époque. Le livret est mieux structuré que le tout-venant du temps ; il offre de belles situations et un personnage particulièrement riche sous les traits de Grimoaldo.
Les conditions draconiennes de l’époque de l’enregistrement (septembre 2020) ont pesé sur le résultat final. Obligés d’observer la fameuse distanciation sociale, les instrumentistes de l’English Concert n’offrent pas tout-à-fait la même richesse de sonorités qu’à l’accoutumée. Si la mise en place est irréprochable, le son parait souvent émacié, rêche, avec des « trous d’air » dans sa texture. Cela peut s’avérer gênant dans certains airs, où Haendel a délaissé le noir et blanc pour la couleur instrumentale la plus vive, mais le critique doit prendre en compte les limitations techniques rencontrées par les interprètes, et la fougue insufflée par le chef compense largement cette relative pauvreté. Harry Bicket a, comme les metteurs en scène dont il parle, trouvé la clé de l’aria da capo, et il parvient à varier les reprises avec tant de nuances que les vielles formules de l’opera seria en sont comme transfigurées.
La distribution offre elle aussi un panorama un peu inégal. S’il n’y a rien à redire à la prestation de la jeune basse Brandon Cedel, dont l’autorité et l’intensité sont déjà celles d’un artiste confirmé, et si Jess Dandy offre un chant solide et pulpeux, un rien « standard », les interprètes principaux semblent passer par des phases de forme très diverses. En Rodelinda, Lucy Crowe commence l’opéra difficilement : la tessiture semble lui poser problème, et la tension est audible tout du long de « L’empio rigor del fato ». L’acte II la voit plus à l’aise, et « Ritorna o caro » lui permet de délivrer ses couleurs vocales très moelleuses avec plus d’aisance. Mais ce n’est qu’au III qu’elle s’installe définitivement dans le rôle, offrant dans les 15 dernières minutes de l’œuvre un feu d’artifice de ce qu’elle peut en terme de couleurs, ce qui n’est pas peu. De même, Joshua Ellicott délivre un chant bien scolaire au départ, et les vocalises de « Se per te giungo a godere » le voient au bord de l’accident. Comme sa Rodelinda, il fait mieux au deuxième acte, mais la fin de l’opéra le voit à nouveau en difficulté. Son « Pastorello » sonne bien pâle, et il reste dans une réserve qui ne rend pas justice aux multiples facettes du personnage. Le problème de Iestyn Davies est différent. Si aucun passage ne semble lui poser problème sur un plan purement technique, ce chant impavide, millimétré, débité à la mitraillette peut avoir quelque chose de lassant. Où sont la fragilité, les doutes, les fêlures ?
Malgré la sympathie qu’inspire l’entreprise, on est bien forcé d’en souligner les limites. Petit conseil aux curieux : ne pas hésiter à jeter un coup d’oeil à la version de Richard Bonynge, chez Decca. Si elle est peu orthodoxe au niveau musicologique, elle offre d’autres satisfactions sur le plan vocal notamment grâce à une Joan Sutherland en lévitation, qui prouve que le chant haendélien peut aussi bien s’accommoder (et comment !) de gosiers belcantistes.