Autant sa Messe Nostre Dame – qui ne fut en aucun cas liée à un sacre – focalise-t-elle l’attention, arbre qui cache la forêt, autant l’essentiel de l’œuvre musicale profane de Machaut (5 volumes de transcriptions de Leo Schrade, 19 lais, 22 rondeaux, 33 virelais, 42 ballades, de 2 à 4 parties, le Rondeau de Fortune…) reste-t-il confiné dans nos bibliothèques. Il en va de même de son œuvre littéraire, considérable sinon immense, qui fut un temps accessible en collection de poche. Au croisement le plus fécond de la poésie et de la musique, le plus riche, le plus lyrique et le plus inventif de son siècle, reconnu dans toute l’Europe, Machaut semble méprisé, alors que les tout petits maîtres des siècles suivants sont maintenant illustrés, d’un intérêt le plus souvent documentaire. La familiarité de Marc Mauillon au répertoire de la lyrique médiévale et renaissante est ancienne. On regretterait presque le temps du confinement (COVID) où, chaque jour, il nous apportait son rayon de soleil à travers telle ou telle pièce de poésie courtoise ou de chant, de cette première renaissance.
« C’est là aussi que nous fûmes servis d’agréables lais, d’intermèdes et de virelais, appelés chansons balladées, agréablement entendues, parce que bien écoutées, et de tout l’excellent accompagnement instrumental très approprié, si bien qu’on ne savait à quoi accorder sa principale attention. » (traduction en français moderne des vers 3801 à 3807 du Voir Dit). L’ami Guillaume aurait-il écouté la réalisation que nous offrent le chanteur et ses complices ? Perfectionniste, Machaut nous a transmis ses textes et sa musique copiés avec un soin et une précision exemplaires. Leur réalisation a donné lieu à bien des expérimentations, souvent liées à la vogue des musiques traditionnelles, où les percussions et le mode d’improvisation occultaient la beauté, la subtilité et la grâce des lignes mélodiques que déroule le chant. L’art de Machaut est un art savant, d’une prodigieuse virtuosité d’écriture. Cependant, l’angélisme éthéré, désincarné ne sied pas davantage. L’instrumentarium du temps nous est connu, qui autorise le recours à une riche palette de timbres, c’est le choix qu’ont fait Marc Mauillon et Pierre Hamon,
Le programme s’articule autour du Remède de Fortune, véritable monodrame où le seul chanteur-conteur donne vie à tous les personnages. L’ouvrage s’inscrit dans une longue filiation qui remonte à Boèce, six siècles auparavant. C’est l’enregistrement diffusé en 2008 que Marc Mauillon et ses amis ont repris pour cet ambitieux coffret. Sans conteste, il relègue au rang de témoin celui de l’Ensemble Guillaume de Machaut (dont Jean Belliard était le soliste, en 1975), daté. Le « bien-dire », la beauté de la langue et la musique des mots, auxquelles nos voisins anglais et allemands n’accèdent que de façon artificielle, auront dû attendre Dominique Vellard et l’Ensemble Gilles Binchois, puis cette gravure (qui inverse l’ordre des deux dernières pièces).
Le premier CD, intitulé L’amoureus tourment, s’ouvre par le lai 1 « Loyauté que point ne delay ». Insurpassable narration chantée : cinquante et une mesures vont nourrir la réalisation de plus de trente cinq minutes, où le chant est accompagné par la vièle et une flûte traversière « bansouri », que joue Pierre Hamon. La ligne vocale, la saveur de la prononciation, l’expression forte, la beauté des entrelacs et doublures, tout participe à cette immersion, où le temps est suspendu (**). Le lai qui suit, d’un anonyme du XVe siècle, accompagné à la flûte double, puis celui de la Pastourelle, où la cornemuse prend place, avec de petites percussions, au rythme accentué, renouvellent l’écoute. La ballade ornée de Lescurel « Comment que par l’éloignance » procède de la même veine que celles qu’illustrera Machaut. Le virelai 3, « Ay ami ! », conclut avec bonheur, où le chant est contrepointé par une flûte dont le timbre se marie idéalement à la voix.
C’est le célèbre « Quand je sui mis au retour » qui ouvre le quatrième CD. Les deux précédents reproduisant le Remède de Fortune, ce dernier regroupe des virelais, un rondeau et des ballades. De toutes les pièces, qu’il serait fastidieux d’énumérer ici, retenons l’ample ballade 19 « Amours me fait désirer », présentée d’abord par la diction du texte sur un discret soutien instrumental, puis donnée dans sa version à quatre parties. Sans oublier le Prologue (« Et musique est une science… », qui introduit les virelais 27 et 16. Le premier, « Liement me deport », réunit les six instrumentistes pour une version qui invite à danser une carole. Enfin, « J’aim sans penser laidure », entonné a cappella, puis rejoint par les mêmes musiciens, est empreint de cette joie que nul mieux que Machaut n’a illustrée.
L’émotion des mots, de la langue et du chant, l’art des musiciens qui entourent Marc Mauillon, font de ce coffret une pépite, qui relègue les grands prédécesseurs (Binkley, avec Andrea von Ramm, Munrow, Pérès, l’Ensemble Guillaume de Machaut, Brüggen…) à l’état de témoins.
Riche en textes pertinents qui éclairent l’œuvre de Machaut et les questions qu’elle pose, le livret comporte l’intégralité des textes chantés, traduits en français moderne et en anglais. Il signale par ailleurs les sources sur lesquelles se fonde l’enregistrement
L’audacieuse entreprise de l’Orlando Consort, qui, depuis 2012, a consacré sept CD à l’œuvre profane de Machaut, appelle un pendant français, où la langue soit restituée avec toute sa saveur, avec tout le talent des partenaires de Marc Mauillon, animés par Pierre Hamon, autre cheville ouvrière de cette réalisation, appelée à faire date. Il est plus que temps que nos interprètes réalisent à leur tour une intégrale de l’œuvre profane de Machaut. « Qui n’aurait d’autre joie en amour que douce pensée et souvenir avec l’espoir de jouir aurait tort de chercher ailleurs » (début du Remède de Fortune »).
(*) Vers 8621 du Voir Dit.
(**) En 1970, Binkley expédiait le lai I « Loyauté.. » en 6 minutes 40.