« World premiere on video » : cette parution est donc un événement, ce qui ne laisse pas de surprendre s’agissant d’un ouvrage redécouvert en 1960. Eut-il été seulement concevable d’attendre jusqu’en 2022 pour disposer d’une production filmée du Serse de Haendel ? Le sort du dernier chef-d’œuvre d’Alessandro Scarlatti reflète, hélas, celui de son corpus lyrique, qui occupe dans la discographie et dans l’actualité une place inversement proportionnelle à celle qu’il tient dans l’histoire de la musique. Même si ce Palermitain fut parfois abusivement considéré comme le fondateur de l’école napolitaine et le père d’inventions qu’il a plutôt développées et systématisées (aria da Capo, ouverture à l’italienne, récitatif accompagné, introduction des cors d’harmonie), Scarlatti n’en demeure pas moins le compositeur lyrique le plus doué de sa génération et il exerça une influence considérable sur ses contemporains. Or, seules ses cantates et quelques oratorios suscitent régulièrement l’intérêt des interprètes, en particulier Caino ovvero il Primo omicidio que d’aucuns se sont même évertués à mettre en scène.
Griselda retrouvait pourtant déjà les planches en 1960, plus exactement celles du Teatro Massimo de Catane, où Franco Zeffirelli et Umberto Cattini dirigeaient Rina Gigli (la fille du célèbre ténor) dans le rôle-titre que Mirella Freni endossait également la même année dans la version relativement probe d’un point de vue philologique, mais peu inspirée de Bruno Maderna (Arkadia). Dix ans plus tard, la diva rempilait sous la baguette bien plus théâtrale de Nino Sanzogno, mais la partition perdait aussi une demi-douzaines de numéros (Memories). En 2003, la somptueuse intégrale emmenée par René Jacobs et un plateau proche de l’idéal (Harmonia Mundi) engendra de folles espérances, mais le renouveau de l’opéra scarlattien n’advint jamais.
Le Festival de la Valle d’Itria ne pouvait passer à côté du 300e anniversaire de la création de Griselda, clou de sa 47e édition. Maurice Salles en a livré ici même un compte-rendu détaillé et nous n’allons pas revenir par le menu sur le spectacle de Rosetta Cucchi dont la direction d’acteur au cordeau constitue le principal attrait. Le flash-back illustrant les noces de Griselda et Gualtiero ainsi que le rapt de leur nouveau-né (Costanza) avant que ne débute l’opéra à proprement parler comme les courtes interventions d’une voix off trahissent une volonté louable d’éclairer les enjeux au fil de l’action. En revanche, certaines libertés prises avec un scénario déjà très tordu et, comme on dit aujourd’hui, « malaisant », posent question, car elles relèvent davantage de l’extrapolation que de l’interprétation. Ainsi, rien dans le livret de Zeno ne fonde les tentatives de suicide – celle de Roberto est particulièrement sanglante – qui accentuent lourdement la gravité du drame.
En outre, bien que l’omniprésence de l’Église, à travers le personnage muet d’un prêtre, s’explique par la transposition de l’intrigue dans la Sicile machiste et traditionnaliste de la fin du XIXe siècle, elle n’en introduit pas moins un protagoniste totalement étranger à l’intrigue. Par ailleurs, les caméras intrusives de Marco Scalfi soulignent la jeunesse presque trop séduisante pour être crédible de cet homme de foi complice de l’oppression, qu’il confesse, bénisse ou absolve les bourreaux de Griselda. De même, les zooms nous permettent d’apprécier la beauté très typée des jeunes gens issus de ce « peuple arrogant et mal avisé » qui pousse Gualtiero à répudier une épouse de basse extraction (Griselda), mais les plans rapprochés trahissent également la facticité d’une barbe peinte (Ottone, joué par Francesca Ascioti) comme les traits excessivement crispés de Carmela Remigio (Griselda), qui a parfois tendance à surarticuler, sinon à surjouer. Par contre, le réalisateur a le bon goût de ne pas abuser des artifices du cinéma et il ne juxtapose que brièvement les images des artistes, filmés séparément, durant leurs duos.
Si Carmela Remigio incarne d’emblée une Griselda « contractée, pleine d’une colère rentrée », pour reprendre les termes de Maurice Salles, c’est précisément parce qu’elle embrasse la totalité d’un personnage plus complexe qu’il n’y paraît et qui ne se réduit pas à « un concentré de soumission » (nos lectures divergent sur ce point). Ce n’est pas par simple faiblesse ou passivité, mais par abnégation que la bergère devenue reine accepte les tourments imaginés par Gualtiero pour édifier son peuple et le convaincre de la noblesse d’âme de cette femme dont il méprise les origines sociales. Et cette abnégation suppose une force de caractère exceptionnelle, qui s’exprime également dans la pugnacité avec laquelle elle repousse les assauts répétés d’Ottone, brandissant d’emblée un poignard : « Si mes regards jamais se tournent vers toi sans colère, dis-toi que dans mon cœur elle sommeille, la fureur que j’y ai cachée » lui lance-t-elle. Camela Remigio crève l’écran et la performance de l’actrice transcende les limites de la chanteuse. Telle mère, telle fille. La Costanza de Mariam Battistelli n’a pas seulement hérité du tempérament de Griselda et de son aisance scénique : leurs vocalités présentent, elles aussi, une troublante parenté, sopranos au lait cru et parfois acidulés dont la monochromie borne l’expressivité. Mais leur duo (« Bella mano »), sans doute le joyau de la partition, au parcours harmonique hardi et voluptueux, tient heureusement toutes ses promesses.
Raffale Pe possède une voix de contre-ténor relativement longue et surtout d’une largeur appréciable, qu’il exhibe à l’envi. En optant pour une émission souvent très appuyée, il cherche peut-être à exprimer ainsi la violence que Gualtiero doit s’infliger à lui-même pour réussir à feindre le désamour et à humilier sa bien-aimée. Toutefois, il peut aussi l’alléger et livre une déclaration d’amour tout en délicatesse au III (« Ho in seno due fiammelle »). Dans le rôle ambigu d’Ottone, à la fois cruel et sensible, nous avons plaisir à retrouver la riche étoffe et les coloris profonds de Francesca Ascioti (magnifique Cornelia à Göttingen l’été dernier). Doté d’un mezzo autrement flûté, brillant et très délié, Miriam Albano exacerbe la fébrilité de Roberto, amant écorché vif qu’elle dote d’une épaisseur inédite, mais peut-être aussi excessive pour un secondo uomo. Krystian Adam (Corrado) joue les utilités et s’acquitte honorablement de cette tâche ingrate, souvent dévolue aux ténors dans les opéras de cette période.
La Lira di Orfeo ne déploie pas l’opulence sonore qu’affichait, il y a vingt ans, l’Akademie für alte Musik (Harmonia Mundi), mais, en DVD du moins, elle ne sonne pas non plus « confidentiel », comme elle pouvait en donner l’impression au public de Martina Franca. Contrairement à René Jacobs, George Petrou n’a pas l’habitude de s’adonner au péché de gourmandise en matière de parure instrumentale. Il tend l’arc dramatique et mène cette Griselda sabre au clair, de ce geste sûr, à la fois musclé et affûté, que nous lui avons toujours connu. Cette manière sans manières, franche, mais sensible aux climats et aux effusions, convient parfaitement à une écriture sobre et concise qui tourne résolument le dos aux roulades interminables dont le bel canto commence de se délecter et regarde amoureusement vers le théâtre musical du Seicento où la musique ne prenait quasiment jamais le pas sur le texte. Invité pour deux courtes interventions – un luxe extravagant dans ce répertoire –, le Coro Ghislieri ne faillit pas à son excellente réputation et tire son épingle du jeu sous la conduite de son fondateur, Giulio Prandi.