Et si nous tenions là la version moderne des Carmina Burana ? Comme on dit en ces cas-là, « la discographie ne manque pas de références ». Et c’est vrai : Jochum, Sawallisch, Wand, Leitner et d’autres ont magnifié la puissance symphonique et barbare de l’œuvre ; plus récemment, Ozawa ou Plasson en ont donné une vision plus opératique ; cependant que Welser-Möst et Thielemann revenaient à une veine fort germanique. C’est sans parler des ratages manifestes, manquant la dimension héroïque et burlesque de l’œuvre au profit de grandes orgues sonnant creux (Prévin, Harding). Ce qui, depuis longtemps, manque au paysage, c’est une version décapée de ses facilités pseudo-médiévales, et conservant cependant l’étrangeté et la nervosité de la partition d’Orff.
C’est à cette espèce d’équilibre rêvé que parvient Kristjan Järvi à la tête de l’orchestre symphonique et des chœurs de la MDR. C’est d’abord le fait d’un chœur (adultes et enfants) d’une homogénéité et d’une puissance inouïes. Sans aucune trace du vilain accent allemand déparant bien des prestations, le chœur de la MDR est à la fois intelligible, tonique, présent. Chaque pupitre mérite l’attention : des basses saines et fortes, sans lourdeurs ; des ténors mâles et expressifs ; des mezzos et des sopranes de grande plénitude. La variété des textes et des climats atteste leur capacité collective à trouver les couleurs justes, par exemple dans un Ecce gratum rarement entendu aussi clair et léger. A l’avenant de cette intelligence et de cet équilibre, l’orchestre de la MDR raffine des subtilités admirables, sans pour jamais s’écouter jouer. Tout avance, change, raconte. L’œuvre se libère de la gangue de pesanteurs germaines et de complaisances décadentistes : elle chante et joue comme rarement.
Notre crainte venait, avouons-le, de solistes qu’on ne connaît pas bien. Quelle joie alors d’entendre en Marco Panuccio, au lieu des ordinaires hautes-contre et semi-castrats, un ténor de très belle facture donnant au falsetto d’Olim lacus tout son piquant et toute sa force. Il va sans doute falloir suivre cet italo-américain qui a fait un joli début de carrière aux Etats-Unis. De même, le jeune baryton Daniel Schmutzhard, ancien de la troupe de la Volksoper, séduit par son timbre dense, ses facultés vocales largement à la hauteur des escarpements orffiens et son humour de déclamateur (on lui passera un solécisme sur « facies » au lieu de « faciem »). Et la plus belle découverte est sans doute l’Américaine Kiera Duffy, dont la jeune carrière, essentiellement Outre-Atlantique, avait un peu échappé à notre attention. Elle se hisse à la hauteur réputée inatteignable de Lucia Popp dans ses interventions toutes de finesse et de délicatesse. Les trois solistes épousent parfaitement l’intensité voulue par le chef et l’influx qu’il imprime à cette œuvre si singulière et plurielle.