On joue avec des feuilles de papiers et des manteaux de fourrure, on monte et on démonte une cabane, on plonge les mains, la tête ou tout le corps dans un petite étendue d’eau, on avance et on recule avec des valisettes, on fume et l’on boit, on jacasse et l’on crie en allemand ou en anglais… Quelle est donc cette secte étrange ? Celle des Mahleromanes ? C’est ce que voudrait nous faire croire le titre de ce spectacle, Mahlermania, dont on s’étonnerait qu’il connaisse les honneurs du DVD si les aberrations de cette industrie n’étaient pas assez notoires. S’il y a ici mania, cette folie s’exercerait plutôt aux dépens de Mahler et de sa musique, par-dessus laquelle on parle et dont on interrompt les lieder, sans que jamais se dégage un sens cohérent. A travers quelques brefs soliloques, Alma y apparaît comme une sotte vénale, et au bout d’une heure et demie, on reste avec un sentiment de vacuité totale. Ce n’est décidément pas encore cette fois que nous serons convaincus de l’intérêt des créations de Nico and the Navigators, dont la version de la Petite Messe solennelle de Rossini avait laissé Christophe Rizoud plus que circonspect.
Si l’on fait donc abstraction de la composante visuelle – ce qui est quand même regrettable s’agissant d’un DVD –, il reste heureusement la musique. Le bonheur est pourtant loin d’être total sur ce plan, et c’est plutôt la frustration qui l’emporte. Une sélection a été opérée au milieu de la production mahlérienne, en gardant tel ou tel thème des symphonies, et en ne retenant que quelques numéros des cycles de mélodies. S’appuyant sur la transcription chambriste des Lieder eines farenden Gesellen réalisée en 1920 par Schönberg et de celle du Chant de la terre entreprise en même temps mais achevée en 1983 par le musicologue Rainer Riehn (à qui l’on doit également la version des Kindertotenlieder ici utilisée), les concepteurs du spectacle ont commandé des arrangements du Knaben Wunderhorn, des Ruckert-Lieder et des Lieder und Gesänge à la compositrice française Anne Champert. A ces versions pour seize instrumentistes, assez réussies, s’ajoute le célébrissime Adagietto de la cinquième symphonie, réduit pour deux pianos par Otto Singer en 1904.
Et si l’on parlait de frustration, c’est parce qu’on aurait aimé entendre bien davantage les deux chanteurs réunis pour l’occasion : comment se contenter d’une version purement instrumentale de « Wenn dein Mütterlein », des Kindertotenlieder, lorsqu’on dispose d’une interprète aussi extraordinaire que Katarina Bradić ? Confinée à des troisièmes rôles au Deutsche Oper de Berlin, cette mezzo croate, pourvue d’un timbre absolument somptueux, a heureusement l’occasion de révéler sa personnalité dans des personnages plus gratifiants au Komische Oper (où elle est régulièrement Carmen), voire à l’étranger, comme dans le Giasone de Cavalli à Anvers (DVD Dynamic). Ces dernières saisons, hélas, seul Gérard Mortier semble avoir songé à l’engager hors d’Allemagne. Quant à Simon Pauly, dont la carrière semble se dérouler exclusivement au Deutsche Oper, avec de rares grands rôles (Papageno, Belcore) dans un flot d’utilités, son timbre est sans doute en soi moins exceptionnel, mais il confère une réelle théâtralité à la musique de Mahler et joue fort habilement de la voix de tête. Un vrai liederabend avec ces deux chanteurs nous auraient autrement comblés que ce salmigondis prétentieux.