Le geste pourrait n’être qu’opportuniste : Jonas Kaufmann consacre son nouveau récital discographique à Richard Wagner en l’année du bicentenaire de sa naissance. Le programme traduit pourtant une volonté de dépasser l’approche mercantile qui aurait consisté à reprendre les quelques « tubes » wagnériens que le ténor a d’ailleurs pour la plupart déjà enregistrés. On trouve en effet ici des scènes plutôt que des airs, et les Wesendonck Lieder que l’on a l’habitude d’entendre chantés par une voix féminine, même si Kaufmann n’est pas le premier à les inscrire son répertoire (Mathias Goerne avait déjà transgressé la règle en concert en 2005). Les poèmes de Mathilde Wesendonck mis en musique par Wagner au plus fort de son idylle avec la jeune femme sont suffisamment ambigus pour que le sexe de l’interprète ne soit pas une contrainte. « Je n’ai jamais rien fait de mieux que ces mélodies et seule une bien faible partie de mon œuvre pourra leur être comparée » écrivait le compositeur en 1858 avant de les publier, en 1862, sous le titre explicite de Fünf Gedichte für eine Frauenstimme mit Pianoforte Begleitung (Cinq poèmes pour voix de femme avec accompagnement de piano). La version proposée ici est celle orchestrée par Félix Mottl dans les années 1890. L’option, apocryphe, autorise de contrevenir à la volonté initiale du compositeur. Le résultat perd en sensualité ce qu’il gagne en véhémence. Lohengrin se dessine avec une netteté accrue quand d’habitude, les longues tenues harmoniques de « Der Engel » ne font que le suggérer. La rêverie de Tristan que l’on perçoit derrière les accords blessés de « Im Treibhaus » n’a jamais paru aussi amère. Cette nouvelle orientation relèverait de l’anecdote si l’interprétation ne venait la légitimer. Le théâtre s’engouffre à grands flots dans la brèche ouverte par un chant qui s’emploie à charger d’intention chaque note. Là où d’autres placent ces mélodies sur le terrain immatériel de la passion, désincarnées à force d’être sublimes, Kaufmann les érige tels des totems païens dans leur flamboyante humanité, tour à tour révoltées (l’élan bravache de « Schmerzen ») ou accablées (les teintes blafardes de « Träume ») mais toujours habitées. Ainsi les Wesendonck Lieder s’enchaînent sans rupture avec les numéros précédents, donnant à l’ensemble du récital une cohérence imprévue.
Les extraits d’opéra qui ouvrent le programme exposent en effet le même souci d’expression, la même recherche de couleurs qui aide par exemple à distinguer Siegmund de Siegfried. Le premier possède un bronze volontairement sombre quand le second se caractérise par davantage de lumière. Du fils de Wotan, les amateurs de sensations fortes retiendront des « Walse »infinis, à couper le souffle, et de l’amant de Brünnhilde étendu sous le tilleul, un « meine Mutter » enflé jusqu’à l’indécence avant que le thème de l’oiseau ne vienne déposer sur ce chant héroïque un voile que la direction de Donald Runnicles nimbe de poésie. L’Orchester der Deutsche Oper Berlin sait tout au long de l’enregistrement se hisser à la hauteur épique du ténor. Rienzi, étincelant dans son armure, est idéal de noblesse, tandis qu’au contraire Tannhäuser possède les accents saumâtres de celui qui a déchu. L’art de Jonas Kaufmann réside ainsi dans cette force de l’interprétation à laquelle s’ajoutent comme toujours la plastique de la voix, l’impression rare de solidité et le tracé d’une ligne que l’on sent mieux maîtrisée, comme débarrassée de ces à-coups qui parfois la déformaient. « In Fermen land », qui figurait déjà dans Sehnsucht, aide à mesurer le chemin parcouru. Avec la même beauté intrinsèque, le ténor offre à Lohengrin une émotion supplémentaire et par rapport à l’enregistrement précédent cinq minutes de bonheur en plus (l’extrait comprend la deuxième partie du Récit du Graal, initialement mise en musique par Wagner, supprimée avant la création de l’opéra à Weimar et rétablie par Furtwängler à Bayreuth en 1936). « Notre époque a aussi ses géants » exultions-nous en 2008 à l’écoute de Romantic arias. Jonas Kaufmann se présente ici dans le répertoire qui semble le mieux lui correspondre et Dieu, qu’il est grand !