La pochette intrigue : un gros plan d’un bâtiment qui ressemble au Palais des Doges au crépuscule, l’intérieur brillamment éclairé se découpant à travers les arcades gothiques du mur extérieur bleuté par la tombée du jour. Franchetti Songs : faut-il en déduire qu’après avoir mis en musique Catulle en VO et Oscar Wilde, Michael Linton s’attaque cette fois à quelque poète vénitien de la Renaissance, comme d’autres au cours du dernier siècle ont pu être inspirés par les sonnets de Michel-Ange ? Pas du tout ! Comme l’indique son prénom qui évoque Buffalo Bill, Cody Franchetti est américain, et même new-yorkais, mais descend d’une riche famille italienne ayant fait fortune dans le textile. Né en 1976, il a été mannequin, puis acteur et exerce à présent le métier de poète. De créateur, donc, de démiurge qui se crée son langage et livre aux mortels ses texte où il est question d’amour, comme depuis des millénaires en poésie, mais aussi de sentiments humains comme la vanité ou, plus rare, la simulation. Et parfois le dieu consent à se faire demi-dieu, lorsqu’il prête sa voix à d’autres poètes : Cody Franchetti est aussi traducteur, notamment de Dino Campana (1885-1932), figure tourmentée, poète admiré par ses compatriotes et contemporains, dont la plupart des textes ont été publiés à titre posthume, après une courte vie marquée par des séjours prolongés en hôpital psychiatrique. Il traduit aussi le latin de Martial, et il arrange en souples vers italiens l’interrogation du prince Salina rapportée au discours indirect libre dans Le Guépard.
De cette matière, l’autre démiurge qu’est le compositeur Michael Linton s’empare avec délectation, pour la traiter avec la totale liberté dont il est coutumier. Il s’autorise tout et ne s’interdit rien, faisant son miel des audaces de ses prédécesseurs et créant ainsi son propre univers sonore, où l’on retrouve cette utilisation du piano remarquée dans d’autres de ses œuvres, tantôt très percussif (une même phrase accidentée, brutale, se répète à l’identique ou se déplace sur la portée et se transforme peu à peu), tantôt liquide et ondoyant comme pour refléter la fluidité des émotions qui s’enchaînent. Sans jamais basculer dans le pastiche, Michael Linton se permet de faire référence à des styles musicaux connus de l’auditeur, pour refléter les humeurs du poète et pour offrir à l’oreille un équivalent de ce qui traverse l’esprit du lecteur des poèmes. Les quelques textes descriptifs suscitent quelques figuralismes discrets, mais ils restent rares ou ironiques (« banal, comme une musique de film », peut-on lire sur la partition de « To Lola »). Par-dessus le piano, le chant se déploie en lignes sinueuses, aux contours souvent inattendus.
Il revient alors aux interprètes, ces demi-dieux, d’insuffler vie aux créations du démiurge. Créé à Carnegie Hall en 2014, et enregistré dans la foulée, le premier volume de sept Franchetti Songs est destiné à un ténor, avec une tessiture allant du sol grave (mais comme un murmure, le râle de l’épuisement érotique) au si naturel aigu. H. Stephen Smith déploie toute l’expressivité qu’exige ces textes et les indications ajoutées par le compositeur, mais l’on peut regretter que la voix s’engorge et plafonne un peu dans les notes les plus élevées de cette tessiture qui apelle presque un heldentenor.
Aux 38 minutes de ce premier recueil s’ajoute la durée sensiblement équivalente du second, incluant neuf poèmes et destiné à une voix de baryton. Donné en première mondiale en juin dernier, on y retrouve l’interprète des Catulli Carmina et des Wilde Songs, Edwin Crossley-Mercer. En terrain de connaissance, le baryton franco-britannique manifeste une fois encore ses qualités de diseur et d’acteur, sans rencontrer les mêmes difficultés que son collègue ténor, l’écriture de Michael Linton étant peut-être un rien moins ardue pour une voix plus grave. Il fait équipe avec le pianiste déjà présent sur les deux disques mentionnés plus haut, Jason Paul Peterson, tandis que le ténor était soutenu par David See ; on peut supposer dans les deux cas qu’ils ont pu bénéficier de la présence du compositeur pour en traduire toutes les intentions.
On rêve maintenant d’entendre des œuvres composées par Michael Linton pour d’autres voix encore, et même – mais les moyens financiers nécessaires seraient évidemment plus importants – pour plusieurs instruments, voire pour orchestre. Si cet article est lu par un dieu ou même un demi-dieu capable d’une telle action de mécénat, qu’il n’hésite surtout pas…