Pier Luigi Pizzi a toujours été un esthète. Au fil des années, il a su à réduire son art à sa quintessence. Hélas, le dépouillement auquel il en est parvenu dans ses costumes et ses décors ne s’est pas accompagné d’un enrichissement de la substance dramatique de ses mises en scène. Il y a dans le spectacle capté l’été dernier à Martina France une seule idée, et encore se réduit-elle à une sorte de gadget à effet purement visuel : l’usage permanent de la soufflerie, qui transforme tous les protagonistes en sculptures du Bernin ou en nymphes de Botticelli. En soulevant leurs draperies, le vent – manifestement artificiel puisque les instrumentistes ne semblent pas du tout en être affectés – façonne autant de Victoires de Samothrace ou d’anges du Caravage. C’est d’abord assez charmant à regarder, mais on s’en lasse bientôt car, sur le plan théâtral, on est très proche du néant. Le corps de ballet convoqué pour animer les passages orchestraux ou choraux se déplace avec beaucoup de grâce ; les danseuses remettent chacune une tige de lys à l’héroïne, qui en forme une gerbe au creux de son bras. Pour un duo, les solistes arpentent la scène d’un bout à l’autre en sens inverse ; pour un trio, les trois chanteurs sont alignés à l’avant-scène et échangent leurs positions à intervalles réguliers. En cas de monologue, le monsieur ou la dame décrit des cercles pour bien faire flotter sa cape ou sa robe.
Autrement dit, cette « mise en scène » a l’énorme avantage de ne pas gêner l’écoute de la musique. Et il y a d’autant plus à écouter que cette Francesca da Rimini de Mercadante est une « prima esecuzione assoluta » : l’œuvre, conçue en 1829, aurait dû être créée en Espagne où le compositeur résida entre 1826 et 1830. De retour en Italie, Mercadante n’eut pas plus de succès lorsqu’il la proposa aux directeurs de théâtre, et elle resta donc dans ses cartons jusqu’en 2016. Historiquement et musicalement, on se situe dans la même veine que Bellini et Donizetti, dont Mercadante était l’aîné de quelques années à peine. Comme dans I Capuleti et i Montecchi, créé en 1830 à Venise, le héros confié à une mezzo en travesti a pour rival un ténor. La musicologue Elisabetta Pasquini suppose que si Milan refusa Francesca da Rimini, c’est parce qu’il n’offrait aucun rôle adéquat pour Giuditta Pasta, créatrice d’Anna Bolena à la fin de cette même année 1830. Et sans avoir les éclairs de génie de ses deux illustres contemporains, Mercadante n’a pas à rougir du rapprochement. Sa musique est belle, l’inspiration en est à peu près constante, ce qui n’est pas un mince compliment pour une œuvre qui dure près de trois heures et demie.
En s’assurant le concours régulier de Fabio Luisi, le Festival della Valle d’Itria a trouvé le collaborateur idéal pour ce genre d’entreprise, et nous avons déjà eu l’occasion de saluer sa direction toujours équilibrée et compétente à la tête d’autres œuvres présentées dans ce même cadre. La musique de Mercadante n’exige peut-être pas de prouesses des instrumentistes, mais l’Orchestra Internazionale d’Italia tient lui aussi fort dignement sa partie.
Quant à la distribution vocale, si elle est largement constituée de quasi-inconnus, elle n’en inclut pas moins de fort belles voix tout à fait à leur place dans cette résurrection. L’œuvre repose avant tout sur un trio vocal, et même la basse Antonio Di Matteo joue les utilités dans le rôle de Guido. Du ténor Merto Sungu (ou Mert Süngü), on avait surtout entendu parler à cause de sa démission lors de la reprise à Bologne de la production aixoise de L’Enlèvement au sérail, et son Pâris au Châtelet n’avait pas laissé une très bonne impression : c’est une injustice, car il excelle en Lanciotto Malatesta, avec une parfaite maîtrise de la technique belcantiste, un timbre dénué de toute nasalité et des pianos superbes. En 2013, Leonor Bonilla interprétait le très épisodique rôle du page dans Rigoletto à Séville : trois ans après, elle incarne un rôle exigeant de soprano colorature qui lui impose une présence en scène quasi continue d’un bout à l’autre du spectacle, et si Francesca expire au dernier acte, la chanteuse, elle, arrive victorieuse au terme de la représentation. Quant à la mezzo japonaise Aya Wakizono, on pouvait l’entendre à Pesaro durant ce même été 2016, pour un récital de duos avec Pretty Yende, et elle y revient l’été prochain pour La pietra del paragone : l’interprète est sensible, la voix est belle et point dépourvue de personnalité, peut-être en partie grâce à la tessiture grave, les sopranos d’origine asiatique tirant parfois vers la soubrette. Trio gagnant, donc, pour cette autre Francesca da Rimini (Dynamic en a également publié une version CD), trio qu’on aimerait retrouver bientôt dans d’autres œuvres relevant de la même esthétique, mais dans des spectacles un peu plus consistants et moins « esthétisants ».