Le premier volume des enregistrements de Fricsay (1914-1963), consacré au répertoire symphonique, était étourdissant de vitalité et de simple beauté. Ce volume consacré aux œuvres vocales est de la même eau. Il est intéressant que Deutsche Grammophon le publie presque en même temps que le coffret consacré aux opéras enregistrés par Karajan pour Decca et Deutsche Grammophon. Ils étaient presque contemporains : Fricsay est resté cher à la mémoire des amateurs ; Karajan a conquis la planète. Et pourtant, ne craignons pas de le dire : ce que propose ce coffret est plus solide, plus élevé et plus durable que tout ce que Karajan peut nous proposer dans le lourd coffret DG. C’est que le meilleur du legs Karajan est chez EMI. C’est aussi que le legs Fricsay est une jouvence permanente.
Faut-il détailler chaque enregistrement ? La somme ici se répartit entre les œuvres chorales et les opéras.
Fricsay fut un maître absolu de la musique sacrée. Peut-être (n’allons pas trop loin das la psychologie) parce qu’il était un catholique romain de stricte obédience. En tout cas, il conféra aux œuvres sacrées une flamme et une force dont on ne se remet pas aisément. On rend les armes devant un Requiem de Mozart d’une intensité inouïe, ou des voix teutonissimes (Hotter, Grümmer, krebs, Pitzinger) semblent rattacher l’œuvre à quelque passion de Bach par la gravité, le poids. La Messe en ut mineur de Mozart est sans doute la meilleure version possible malgré une Maria Stader sobre mais étriquée qui nous gâche aussi un peu le complément des K339 et K165. Fricsay est proche de la fin. La piété humble est (Eleison) est bouleversante. Deux versions du Requiem de Verdi : un studio de 1953 concentré et noir ; un live de 1960 éperdu, haletant et cependant intériorisé comme rarement (un Quid sum miser hors du monde, notamment). Clou absolu du coffret tout entier, le Psalmus Hungaricus de Kodaly, génial et immense – qu’il soit chanté en allemand ne saurait trop nous perturber, avouons-le. Admirables mais évidemment plus anecdotique au regard de ce qu’on vient de décrire, les deux versions des Saisons de Haydn (1952 Mono et 1961 Stéréo). Entre les deux, notre cœur ne balance pas : les deux sont d’une vitalité et d’une évidence égales. Il est vrai qu’on préfère Haefliger à Ludwig mais ce sont bagatelles face à la pertinence renouvelée du geste ; seule la qualité sonore fait vraiment la différence. Le Songe d’une nuit d’été avec Rita Streich est une splendeur exquise que complètent ( !) la Rhapsodie pour alto de Brahms et les Rückert de Mahler par Maureen Forrester : on peut partir en voyage avec, loin et longtemps. Le Stabat Mater de Rossini a tous les tours rococo requis ; c’est évidemment moins central.
Côté opéra, on navigue parmi les splendeurs. Evidemment, quelques curiosités semblent déparer l’ensemble, comme cette Carmen en allemand avec Oralia Dominguez – chose étrange et cependant, on eût aimé que l’orchestre de maint enregistrement censément orthodoxe sonnât ainsi, nous rendant le drame plus vivant et plus proche en allemand que bien souvent en français. D’autant que les chanteurs sont chauffés à blanc. De même le fameux Orpheus un Euridyke de Gluck teuton avec Fischer-Dieskau qui a fait jaser les philologues – mais quoi ! la ligne, le timbre, la tendresse ne sont-ils pas d’Orphée même ? La Chauve-Souris en revanche est marquée du sceau de l’orthodoxie la plus totale : l’ivresse est complète, irrésistible, insurpassable.
Les cinq opéras de Mozart eux-mêmes ne sont pas sans défauts : l’accent germanique y abonde (horrible Leporello de Kohn), les voix ne sont pas toujours idéalement calibrées (Ach ! Stader !). Mais à côté de cela, la vie même coule dans les veines de ces interprétations ; elle nous pénètre, transfusion irrésistible ; aucun des accents que trouve Fricsay ne nous est indifférent – sa vision nous gagne, nous conquiert. Oui, même ces Noces qui bientôt furent supplantées par celles de Böhm dans toutes les discographies sont d’une justesse et d’un sentiment parfaits. Quant au Don Giovanni qu’il fut bien porté de trouver trop teuton, avec un DFD trop « reître », des récitatifs trop « lourds », pardon : Fischer-Dieskau bravant le Commandeur d’une voix à la fois arrogante et blanchie par l’angoisse, j’en reprendrai autant qu’on voudra. L’Enlèvement est une friandise idéale. La Flûte et Idomeneo (Salzbourg) sont légendaires, n’y revenons pas, sauf pour dire que la légende d’année en année nous semble plus précieuse et inaccessible.
Fricsay ne fut pas un wagnérien forcené. Il réservait sans doute à plus tard des explorations approfondies en Wagnérie. Son Hollandais est comme le prélude à ce parcours. C’est déjà un jalon essentiel tant frappe la qualité graphique du propos orchestral, la palpitation inquiète qui parcourt cette lecture, le sens inouï du phrasé wagnérien – et cette fois le cast est inattaquable. Comme il l’est, largement, pour un Fidelio qui a pâli peut-être derrière Furtwängler, Böhm, Bernstein, et d’autres. Mais qui nous apparaît d’une intégrité, d’une vérité, adamantines, sans concession aux excès romantiques qui ensuite ont guidé bien des interprétations. C’est le caractère encore ancré dans le Singspiel, la façon dont Beethoven en transforme la matière et le propos, qui saisit ici – et non le prélude à l’opéra métaphysique.
L’Oedipus-Rex de Stravinsky, couplé à la Symphonie des Psaumes, profite à plein de la netteté des arètes et de la continuité du propos qui caractérise tout ce que fit Fricsay : la profusion sonore, les idées les plus percutantes, trouvent là une signification puissante. Le Château de Barbe-Bleue (en allemand) et la Cantata Profana de Bartok sont restés des références absolues : y revenir à l’occasion de ce coffret est une des heures stellaires qui nous est ici offerte. Ce partenariat avec Fischer-Dieskau nous vaut aussi la reprise du disque d’airs d’opéra français et italien mettant en lumière le génie de DFD dans des répertoires supposément éloignés de son centre (mais l’on est revenu, je pense, de ces préjugés absurdes) ; le couplage avec des extraits des Carmina Burana est extrêmement bienvenu.
Un dernier disque nous propose l’autobiographie sonore de Fricsay (en allemand non-sous-titré). Voici un chef qui a inscrit son parcours dans l’évidence de sa foi. C’est sous cet éclairage qu’il évoque sa maladie : non comme une punition, mais comme une chance offerte par Dieu de mieux comprendre son métier de chef et de l’envisager sub specie aeternitatis. Son éloge final de Mozart repose sur cette intuition du divin qui s’y manifeste, jusque dans le « sourire divin » de Cosi. Cette certitude n’a rien d’une spéculation métaphysique. C’est une clef de compréhension et de compassion. Qu’elle soit fondée ou pas nous importe peu. Les chemins de clarté par où elle nous mène suffisent à notre félicité et à notre gratitude.