Le 20 août 2016, le décès de Daniela Dessì plongeait le monde lyrique dans le désarroi, car avec la soprano génoise disparaissait l’une des grandes personnalités du monde lyrique italien. S’ils ne l’ont pas tout à fait ignorée, les studios d’enregistrements ont trop rarement jugé opportun de faire appel à son talent, mais par chance, le live nous préserve bien des témoignages de son art. Le DVD permettra aux générations futures de se rappeler qui était Daniela Dessì, et c’est précisément avec une captation vidéo que l’industrie du disque prolonge le souvenir de la disparue, en publiant à présent cette Fedora filmée en mars 2015.
Certes, Fedora n’est pas forcément une œuvre inoubliable, mais c’est un opéra qui offre deux beaux rôles, et quand une soprano et un ténor savent s’en emparer, le résultat peut faire des étincelles. Avec Fabio Armiliato, son compagnon à la ville, Daniela Dessì incarna à peu près tous les couples possibles dans leur répertoire, et Fedora ne pouvait échapper à leur tableau de chasse : pas vraiment d’air mémorable pour le rôle-titre, mais l’incontournable « Amor ti vieta » pour le ténor, et quelques duos amoureux et (mélo)dramatiques. Surtout, la Dessì avait cette distinction nécessaire à composer une princesse russe crédible, là où tant d’autres eurent l’air de cuisinières déguisées. Vocalement, le personnage ne lui pose aucun problème, mais c’est peut-être la violence de la dame qui manque un peu ici. Cette déficience est sans doute à attribuer en partie à une production qui cherche midi à quatorze heures et qui risquerait ainsi de passer à côté de l’essentiel. Egalement coupable d’une Favorite d’assez sinistre mémoire, vue à Venise puis à Liège, Rosetta Cucchi tente de s’approprier le drame de Victorien Sardou en le parant des oripeaux de notre modernité, mais le résultat n’impressionne guère. A quoi bon placer à l’avant-scène un Loris âgé se souvenant de toute l’histoire ? L’intrigue de Fedora repose déjà assez largement sur la reconstitution du passé, fallait-il vraiment rajouter une épaisseur à la remémoration ? On n’est guère plus convaincu par le désir d’inscrire l’œuvre dans un contexte historique précis et plus proche de nous : la Première Guerre mondiale est ici évoquée par une sorte de pantomime un peu ridicule au début du deuxième acte, et il faut supposer que le groupe de figurants qui se forme ensuite à l’arrière-plan est censé représenter la famille de Nicolas II sur le point d’être fusillée à Ekaterinbourg. La mise en scène n’évite pas les tunnels (l’intermède orchestral au milieu du II) et donne souvent l’impression de livrer les chanteurs à eux-mêmes. Dommage, car une certaine atmosphère est créée au premier acte, avec ce décor divisé en trois zones, où l’enquête démarre (Fedora relève en effet de ce que les Anglo-Saxons appellent un Whodunit) tandis que l’on tente vainement de soigner ce Vladimir que l’héroïne s’apprêtait à épouser.
A la tête de l’orchestre du Teatro Carlo Felice de Gênes, le jeune Valerio Galli propose des tempos modérés, parfois tout à fait bienvenus (le grand dialogue du troisième acte), mais on se dit parfois qu’il n’aurait pas été mauvais de bousculer un tant soit peu la partition pour faire mieux avancer le drame. Heureusement, là où Daniela Dessì semble souvent plus accablée que véhémente, Fabio Armiliato redouble de passion, avec une énergie constamment visible dans son incarnation, qui confère un peu plus de nerfs aux confrontations entre la princesse et celui qu’elle prend d’abord pour un vulgaire assassin. Autour d’eux, Daria Kovalenko est une Olga un peu plus musclée que les soubrettes auxquelles on confie parfois le rôle. Alfonso Antoniozzi, en revanche, est un Siriex physiquement et vocalement fatigué, diplomate sur le retour plus que fringant cycliste (cet aspect du personnage, probablement jugé trop anecdotique, est gommé de l’acte III), et sa « Donna russa » est bougonne plus que sarcastique. Parmi les seconds rôles, on remarque un Luigi Roni émouvant bien que – parce que ? – très éprouvé par le passage des ans, mais aussi l’inspecteur Gretch efficace de Roberto Maietta, ou le Désiré bien en voix de Manuel Pierattelli.
Après une création française à Vichy en 1902, Fedora n’arriva à Paris qu’en 1905. L’y a-t-on revue ou réentendue depuis ? Il serait peut-être temps.