Gardiner et Falstaff, c’est toute une histoire. Que le chef britannique se trouve tellement à son aise dans ce chef-d’œuvre tardif de Verdi, comme l’attestait déjà un premier enregistrement chez Philips avec son Orchestre Révolutionnaire et Romantique (et avec un Jean-Philippe Lafont dominant un très bon cast), est-il dû à l’ombre de Shakespeare ? Aux brumes de la Tamise ? Plus certainement, Gardiner est sensible à cette texture orchestrale d’une finesse dentelière et dont l’éloquence récitative lui rappelle peut-être les mânes de Monteverdi, à moins que la joie infusée partout ne lui fasse songer à l’esprit qu’il aima tant chez Offenbach ou Lehar. Toujours est-il que l’ensemble de cette intégrale captée en public à Florence en novembre 2021 s’impose par l’invraisemblable démonstration de rythme, d’alacrité, de virtuosité. Ou d’autres parfois confondent vitesse et précipitation, énergie et ébriété (reproche que l’on peut quand même faire un peu à Bernstein, reverenza gardée), Gardiner joue admirablement sur le dosage des tempi, installant au fil du temps une respiration profonde, vitale, modelant le propos avec une rare pertinence. Il n’attend pas la fugue finale pour faire valoir la subtilité des timbres et la fine alchimie des enchaînements. Le live rend cette maîtrise peut-être plus impressionnante encore : la fosse ici palpite, bondit, joue et danse comme rarement.
La distribution se met au diapason de cette conception élégantissime. Francesca Boncompagni est la plus délicieuse des Nanetta face à un Matthew Swenson certes légèrement engorgé, mais charmant. Aylin Perez a d’Alice Ford la grâce naturelle cependant que Meg Page (Caterina Piva) est plus plébéienne. Une Quickly tout à son affaire dans un rôle devenu usuel (Sara Mingardo), des comparses amusants, un Ford sonore (Simone Piazzola) obéissent au doigt et à l’œil au maître de ballet.
Mais le chanteur le plus en symbiose avec le chef est aussi celui dont l’interprétation est aussi la plus libre et la plus personnelle, comme s’il trouvait dans l’admirable mécanique organisée par Gardiner de quoi exprimer tout ce qu’il sait et comprend du rôle de Falstaff. Or, il faut bien le dire, de ce rôle, Nicola Alaimo sait et comprend tout. Il n’est pas une nuance qu’il ne fasse valoir, pas un trait musical dont il ne sache faire quelque chose qui arrête l’oreille, pas une phrase qu’il n’investisse de sens. Ce n’est point là assemblage de détails, mais bien construction d’un personnage de chair et d’os, de souffle et de voix – incomparable. Jamais, du reste, le baryton (ni le chef) ne le fige dans un schéma unique. Tout ici est changeant, virevoltant, toujours neuf. Bref, éblouissant.